Marco Ferreri était un furieux indépendant, inclassable dans le panorama du cinéma italien de la deuxième moitié du XXème siècle, « naviguant en père peinard » dans un triangle des Bermudes reliant les tenants du néo-réalisme (Roberto Rossellini, Vittorio De Sica) à la quadrille magique de la comédie italienne (Pietro Germi, Dino Risi , Mario Monicelli, Ettore Scola) pour rejoindre les enfiévrés de la dénonciation politique et sociale (Francesco Rosi, Elio Petri).
Ce film de début de carrière réalisé dans une Espagne alors en plein franquisme en est une preuve éclatante. La vision sociale et naturaliste de Ferreri opère une sorte de jonction entre tous les genres qui ont fait la gloire de ses collègues et compatriotes, le condamnant à rester un marginal toute sa vie. « La petite voiture » ne nous emmène jamais dans la pure comédie quoique souvent facétieux grâce à la rouerie de José Isbert, l’acteur espagnol septuagénaire génial qui incarne ce vieil homme qui se prend de lubie pour un fauteuil d’handicapé à moteur et grâce à la peinture au vitriol de la famille ibère que nous brosse Ferreri.
Les thèmes sous-jacents à cette histoire qui de prime abord prête à sourire sur le gâtisme qui semble toucher un vieil homme devenu étranger parmi les siens, sont trop apparents pour nous permettre d’en profiter très longtemps. C’est en vérité un véritable drame que va vivre Don Anselmo (José Isbert) qui paradoxe absolu va retrouver la liberté et l’estime de lui grâce à un engin pour handicapés. Ce que nous dit Ferreri à travers « El cochecito » c’est qu’il n’y a rien de plus handicapant que l’indifférence débouchant sur la marginalisation par absence d’utilité. Dans un préambule remarquable, le réalisateur nous montre comment Don Anselmo est devenu transparent aux yeux des siens, déambulant tel un fantôme chez lui au milieu des deux générations qui le suivent et qui ne semblent plus le voir. Il n’est pas encore mort mais c’est tout comme, tellement on lui rappelle qu’il doit penser à léguer à sa petite-fille les bijoux de sa femme disparue.
Aussi, quand son cousin lui montre sa nouvelle petite voiture à moteur rutilante puis l’emmène au cimetière juché sur le plateau arrière de la petite machine, ce ne sont plus deux vieux messieurs qui s’en vont se recueillir sur la tombe de leurs femmes défuntes respectives mais bien deux fiers adolescents grimpés sur leur moto qui découvrent les vastes horizons s’ouvrant à eux face à une vie qui commence. L’impression d’exister à nouveau, voilà leur élixir de jouvence. Cerise sur le gâteau, les propriétaires de petite voiture roulent en bande et forment une confrérie où toutes les générations sont mêlées. En leur compagnie, Don Anselmo peut donc déambuler en caravane sur les avenues de Madrid ou aller pique-niquer à la campagne. Il y a même des courses qui sont organisées pour désigner leur champion. Toute une vie qui recommence avec son lot d’émotions fortes et d’étapes à franchir !
C’est sûr il faut une petite voiture à Don Anselmo et au plus vite. Mais redevenu un peu un enfant au sein d’un foyer qu’autrefois il dominait, Don Anselmo passe rapidement pour un capricieux qui veut copier sur ses petits camarades de classe moins chanceux que lui qui ne peuvent plus marcher. On lui parle de rationalité alors qu’Anselmo rêve de grands espaces qu’il pourra parcourir encore un temps avant de tirer définitivement sa révérence. L’opération est d’autant plus vitale qu’admis un temps au sein du groupe des petites voitures, on lui demande de se mettre en conformité avec les autres selon les bonnes vieilles lois non écrites de l’instinct grégaire.
S’engage alors une lutte à mort pour Don Anselmo qui s’accroche à ce qui lui reste de vie. Dans un tel combat rien n’arrête celui qui se sent menacé. C’est ce que n’a pas compris la famille d’Anselmo qui considère que son tour est passé et qu’il doit désormais songer à la transmission plutôt qu’à l’accomplissement. Les pires extrêmes sont à craindre. Ce sont tous ces enjeux que le génial Ferreri nous fait partager avec un mélange rare de férocité et de tendresse. L’homme est souvent méchant sans le savoir ou le vouloir et Marco Ferreri l’avait parfaitement compris. Une fois que vous aurez vu « la petite machine » vous aurez toujours dans le fond de votre oreille, la voix éraillée et plaintive du petit Anselmo suppliant qu’on lui laisse une dernière fois la possibilité d’être libre et heureux.