Ce film, passé pratiquement inaperçu au moment de sa sortie, prêche exactement le contraire de toutes les valeurs qu'on nous assène au quotidien par le biais de tous les supports, y compris le cinéma : la réussite rapide (avant 30 ans, sinon tu es un loser), l'esprit de compétition, la reconnaissance de ceux qui réussissent, la commisération envers le troisième âge, et la culpabilisation des marginaux (pas ces marginaux qui combattent la corruption généralisée par la probité, mais les marginaux qui rejettent en bloc le tout-social exécrable).
Paul Newman (acteur engagé à gauche, en perpétuelle rupture avec ce qu'Hollywood a voulu faire de lui) joue un splendide loser qui, arrivé à soixante-dix ans, a à peu près tout raté dans la vie, mais qui, au lieu de se lamenter sur sa vie lamentable, la revendique et regarde l'avenir avec la fraicheur d'un jeune teenager de dix-huit ans. Ce rebut du système, ce que l'Amérique considère comme la honte de son pays (et pas que l'Amérique) n'a jamais eu honte de ce qu'il est. Les autres n'ont jamais réussi à le culpabiliser, et c'est là toute la force du personnage. Il est le contraire d'un père de famille, le contraire d'un bon employé (il ne travaille qu'au noir), le contraire d'un bon citoyen (les bourgeois du patelin s'en méfient) en bref, le contraire d'un homme, selon la norme occidentale. Cet anti-citoyen est pourtant riche de la considération que lui portent certains. Sa logeuse, qui le préfère à son fils (un promoteur immobilier vorace qui lui fait honte) la femme de son employeur (qui quitte son Bruce Willis de mari frimeur et superficiel) son petit-fils qui découvre quel formidable grand-père est ce vieil anar de grand-père, et le marginal du village qui s'obstine à vouloir rester son meilleur copain.
Ce qu'il y a de réjouissant, de profondément humaniste dans ce film, c'est que, malgré sa marginalité sociale, le personnage joué par Newman finit, au seuil de son existence, par obtenir tout ce que cherchent les autres en ne l'obtenant que rarement. Il gagne une famille - avec son fils qui se rend compte finalement que son père a eu raison de rejeter absolument toutes ses valeurs absurdes -, il gagne un petit fils, une mère (de substitution, sa logeuse), une superbe fille (l'ex de Bruce Willis), et l'amitié d'un homme qui ne l'aimera jamais pour autre chose que pour ce qu'il est, car il ne possède rien.
Le titre américain est Personne n'est un idiot. Cantique de la différence mais aussi de la patience, éloge de l'anarchie. Une vie, on met du temps à la réussir, et on parvient à se faire accepter selon ses idées en luttant contre les autres. Une vie réussie, c'est une vie en marge, une vie qui nous ressemble.
"Ce que les autres te reprochent, cultive-le, c'est toi-même" disait John Steinbeck. C'est ce que nous disent aussi Robert Benton et Paul Newman, et ça fait du bien à entendre par les temps qui courent.