Au firmament des plus grands films de l’histoire du cinéma mondial, “La grande illusion” et “La règle du jeu” figurent de manière quasi récurrente dans les vingt premiers, l’un des deux atteignant très souvent le quinté de tête. Leur réalisateur commun, Jean Renoir, fils du grand peintre impressionniste Auguste Renoir, est devenu par voie de conséquence un réalisateur figurant au panthéon des plus grands.
“La grande illusion” tire en partie son indéfectible popularité critique, de l’époque très particulière à laquelle il est sorti sur les écrans et du pacifisme qu’il promeut tout autant que de ses qualités artistiques. La période historique actuelle de grande incertitude face à des enjeux multiples comme le retour des nationalismes auquel s’ajoute la menace que font peser sur l’équilibre de la planète l’épuisement des ressources et la surpopulation, amène la critique contemporaine à avoir des yeux de Chimène pour l’humanisme qu’elle pense trouver dans le film de Jean Renoir, vu désormais comme un visionnaire incontournable. C’est actuellement le consensus général qu’il ne serait sûrement pas de bon ton de vouloir contester.
On pourra pourtant préférer chez Renoir les films naturalistes à tendance poétique voire quelques fois anarchiste comme, “Partie de campagne” (1936), “La chienne” (1931), “Boudu sauvé des eaux”(1932), “La bête humaine” (1937), “Le crime de Monsieur Lange” (1936) voire “L’étang tragique” (1941) ou “Le fleuve” (1951) qui dégagent sans doute plus de sensibilité et même de sincérité que cette “Grande Illusion” qui porte bien son nom. Jean Renoir qui tout au long de sa vie s’est beaucoup exprimé sur son art, tirait dans son livre d’analyse passionnant de 1974, “Ma vie et mes films”, le constat un peu désabusé que son film le plus retentissant avait sans doute tapé à côté de sa cible, n’ayant empêché en rien le conflit pressenti qui embrasa le monde en 1939 et encore moins la multitude de guerres locales qui lui ont succédé. Dans un court chapitre qu’il nomme “Front Populaire”, le réalisateur renvoie dos à dos fascisme et communisme même s’il s’avoue plus enclin à pardonner davantage au second dont les visées théoriques lui apparaissent plus généreuses. C’est en réalité selon un Renoir parvenu à l’heure des bilans, la course folle au progrès aiguillonnée par les appétits capitalistes voraces qui mène l’homme à sa perte. Un progrès qui, galopant toujours plus vite, fait vaciller sur ses bases une humanité désormais sans repères tangibles auxquels s’accrocher, hormis la promesse un peu vaine d’une consommation érigée au rang de religion.
Plus de quarante ans après la mort de Renoir, on peut penser que l’analyse qu’il posait au soir de sa vie était frappée du bon sens. Son engagement à l’époque du tournage de “La grande illusion” prend sa source dans la relation amoureuse qu’il a nouée avec Marguerite Houllé, sa monteuse sur “La p’tite Lili” (1927) dont la famille était versée dans le syndicalisme et le militantisme communiste. Il entre par ce biais en contact avec le Groupe Octobre et Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF. Son cinéma avec des films comme “La vie est à nous “ (1936) ou “La Marseillaise” (1936) se teinte dès lors d’un engagement politique affirmé (un Renoir aux engagements quelquefois étrangement contradictoires). Inquiet comme beaucoup de la montée du nazisme en Allemagne et de son réarmement à marche forcée en dépit du Traité de Versailles censé brider toute initiative dans ce sens, Jean Renoir est incité par le PCF à faire un film mobilisant les populations contre les horreurs de la guerre. Ce sera “La grande illusion”.
Pour ce faire, mobilisant Charles Spaak pour l’assister à l’écriture du scénario, il s’inspire du récit des exploits d’Armand Pinsard, un pilote de chasse réputé pour ses nombreuses tentatives d’évasion lors de la Grande Guerre. Jean Renoir qui a lui-même participé et été blessé à cette guerre est en terrain connu. Refusant d’employer comme Raymond Bernard (“Les croix de bois” en 1931) et Lewis Milestone (“A l’Ouest rien de nouveau” en 1930), un réalisme cru exposant l’horreur des tranchées, il décide de placer sa caméra
dans un camp d’officiers prisonniers en Allemagne où l’évasion tiendra lieu de credo entre les parties de cartes, les repas copieusement arrosés, les blagues potaches à destination de leurs geôliers compréhensifs et les soirées travesties pour calmer les libidos entravées.
Pour dessiner le portrait de la poignée d’officiers dont il va suivre le destin dans deux camps successifs, Renoir fait appel à Jean Gabin qu’il venait de diriger pour la première fois dans “Les Bas-fonds” pour incarner le lieutenant Maréchal, titi parisien d’extraction populaire, à Pierre Fresnay dans le rôle du capitaine Boëldieu, aristocrate jusqu’au bout des ongles, constatant désabusé la lente déchéance de sa classe, à Erich Von Stroheim en officier allemand esthète apportant un soin tout particulier aux respect des règles d’honneur régissant le code de la guerre, à Marcel Dalio campant le lieutenant Rosenthal, juif issu d’une très grande famille d’industriels à la prodigalité faisant taire tous les préjugés, à Julien Carette en chansonnier roboratif qui va trouver sa place en taquinant les gardes allemands et en distrayant les troupes et enfin à Gaston Modot interprétant un ingénieur qui va se révéler très utile dans l’élaboration des fameuses tentatives d’évasion.
L’entame du film magnifique montre un Gabin pensif, penché sur un phonographe jouant le fameux “Frou-Frou” écrit en 1897 par Hector Monréal et Henri Blondeau sur une musique d’Henri Chatau. Sans transition, le lieutenant est appelé auprès d’un commandant (Pierre Fresnay) pour une mission de reconnaissance qui après une ellipse nébuleuse
montre sans transition les deux hommes attablés avec le commandant Rauffenstein (Erich von Stroheim) et ses hommes. Les amabilités échangées retardent bizarrement la compréhension de la situation des deux officiers français qui sont en réalité prisonniers
. On a connu Charles Spaak certes plus inspiré mais on apprendra que Renoir, ne voulant rien montrer des combats, avait imposé cette ellipse pour le moins superflue .
Une vie de casernement rappelant plus une colonie de vacances au régime disciplinaire un peu sévère qu’un véritable camp de prisonniers. Le but ultime étant l’évasion, la surveillance relâchée des gardes ne constitue pas un obstacle insurmontable. La veille du grand départ de la bande, on annonce un transfert de l’unité dans une forteresse où nos hommes retrouvent le commandant Rauffestein ravi, autour d’une tasse de thé, de pouvoir à nouveau philosopher avec le capitaine Boëldieu à propos du déclin des aristocraties de leurs pays respectifs. L’ensemble de ces festivités, échanges d’états d’âmes et tentatives d’évasion rocambolesques s’étale sur les deux tiers du film. Autant dire que Renoir a choisi d’y placer une grande partie de son message. Lequel ? Ce qui divise les hommes tiendrait davantage de la classe sociale dont ils sont issus que de leur nationalité. La preuve nous en étant apportée par la fraternité qui se diffuse dans ce camp d’officiers privilégiés que d’ailleurs on n’entend pas beaucoup s’exprimer sur le sort réservé à leurs hommes englués dans l’enfer des tranchées pendant qu’ils s’amusent à se travestir pour oublier la seule chose qui leur manque vraiment : “La vie amoureuse”.
Mais Renoir généreux va y remédier dans les vingt dernière minutes plus convaincantes,
offrant à Jean Gabin une jolie romance avec une fermière allemande jouée par Dita Parlo dont le mari est mort sur le front. Nouvelle preuve que la fraternité entre les peuples peut tout transcender y compris la mort pour son pays
de l’être bien-aimé. Une vision plutôt désincarnée de ce qu’est vraiment la guerre, laissant difficilement croire que cette construction scénaristique mécanique aux personnages archétypaux pourrait convaincre qui que ce soit. Même Jean Gabin, pourtant d’habitude toujours parfait, semble, par instants complètement désemparé par ce que son metteur en scène lui demande de faire passer dans les nombreux gros plans sur ses yeux bleus qui trahissent le malaise que l’acteur ressent à ce théâtre de guerre en chambre close, tenant parfois du grotesque pour ne pas dire autre chose. Seuls Pierre Fresnay et Erich Von Stroheim parviennent à donner le change, dans un face-à-face souvent ironique de très bonne tenue .
Le pacifisme est assurément sur le fond une intention louable mais il ne semble pas inscrit dans la nature profonde de l’homme et la démonstration complètement artificielle proposée par Jean Renoir en a malheureusement apporté la preuve. Elle peut-être là “La grande illusion”. C’est ce que peuvent inciter à penser les propos tenus par Renoir rapportés plus haut. Mais la grande illusion continue de fonctionner, le film étant encore pour beaucoup l’œuvre ultime prouvant qu’avec de la bonne volonté tout est possible y compris l’amour entre les hommes. Avec toujours à la manœuvre , le vieil adage rousseauiste qui veut que : “l’homme naît bon et que c’est la société qui le corrompt”.
Pour conclure tout en restant dans le domaine cinématographique, on peut se rappeler ce que disait, goguenard, le grand Sam Peckinpah du pacifisme lors d’un entretien donné en 1972 au magazine Playboy : “ Le vrai pacifisme est la plus belle forme d’humanité. Mais si un homme vous coupe une main, vous n’allez pas lui tendre l’autre. Du moins pas si vous voulez continuer à jouer du piano”. A chacun bien sûr selon sa nature et son vécu de se faire son opinion.