Torrents d’amour, torrents d’amour… La salle était surchauffée, les sièges désagréables, le couple derrière moi bavard et les filles qui peuplaient la majeure partie de la salle très attirantes, belles intellectuelles du quartier latin, jolies bobos cinéphiles… J’ai eu du mal à me concentrer ; les conditions n’étaient pas là.
J’étais déçu. Ce qui m’a d’abord sauté aux yeux, c’est l’outrance du film : la scène avec les bagages dans l’aéroport, les animaux dans le taxi, le sang sur le visage du gosse… tout cela, qui doit provoquer un effet comique chez le spectateur – avec succès je dois l’avouer, en tout cas pour les gens de la salle où j’étais –, tout cela est surement le gros défaut du film, et même le défaut d’autres films de Cassavetes, car cela crée une distance, car cela éloigne alors que toute l’entreprise et toute la virtuosité de Cassavetes est de rapprocher au plus près ses personnages et leurs préoccupations du spectateur, témoin, voyeur de toutes leurs actions où il se livrent totalement, grâce au dévouement passionné des acteurs dans leur improvisation, grâce à la proximité de la caméra de leurs corps et de leurs visages. Bref, je m’étais habitué à ce Cassavetes, ce Cassavetes qui a su comme aucun autre filmer les déchirures de l’âme, les passions humaines, les débordements des êtres prisonniers de leurs conditions sociales et des chaines familiales, l’éruption inopinée de leur comportement hors de leur place oppressante dans le monde... Bref, j’aime Cassavetes. Pour l’outrance, l’irréalité de Love streams, j’ai pourtant eu du mal. Mais je ne cesse d’y penser. Car évidemment tous ces films sont différents, ils ne sont heureusement pas tous comme Husbands, pour moi le meilleur film du réalisateur et l’apothéose de sa démarche ultra-réaliste. Mais pourquoi, après tout, Love streams s’éloignerait de cette démarche ? Cassavetes filme deux êtres, un frère et une sœur, liés par un torrent d’amour, mais totalement différents : l’un ne vit qu’au présent, il jouie d’une liberté excessive, qui condamne sa vie à l’instabilité et à une quête désespérée de l’absolu dans l’appel à la chair ; l’autre est complètement enchainée à son passé, qu’elle traine lourdement dans ses innombrables bagages, et auquel elle s’accroche désespérément dans le souvenir de son ex-mari et de son ancien foyer … L’un est un égoïste egocentrique, l’autre déborde d’amour et de dévotion pour autrui. Les deux sont absolument prisonniers de leurs caractères, jusqu’à la folie. Cassavetes pousserait ainsi le réalisme jusqu’à représenter les délires de Robert (John Cassavetes), et les rêves grandioses ou effrayants de Sarah (Gena Rowlands), un réalisme psychanalytique qui devient par là surréaliste. La fin du film vient donner aux personnages une porte de sortie, une échappatoire au désespoir que leur folie les destine : Sarah part avec un homme, un autre – un de ceux qu’on rencontre au bowling – ; quant à Robert, il semble avoir trouvé son point se stabilité dans la figure de Sarah, enfin une femme à aimer… Cet amour a beau être incestueux, il n’en reste pas moins terriblement vrai : car il est incapable de lui faire avouer ses secrets, ce dont il cherche en toute femme pour son désir de connaissance de l’âme féminine, pour sa propre création littéraire ; et surtout car cet amour dépasse les frontières de l’écran : tout d’un coup, le cinéaste John Cassavetes dévoile son amour pour sa femme Gena Rowlands. Le dernier plan du film annonce la tragédie du film, et la tragédie du cinéma : le visage de Cassavetes, condamné par la maladie lors du tournage, masqué par le torrent de la pluie, seul, tendant l’oreille à la musique de son juke-box, fumant doucement sa cigarette, assis, immobile, dans le calme de sa maison. Ce film est peut-être un chef-d’œuvre… j’y crois de plus en plus… chacun de ses films est en tout cas à revoir… j’ai toujours l’impression de sentir un monde s’abattre sur moi quand la fin du film arrive… Un bon film remue ; et Cassavetes ne fait que des bons films, car ils sont tous, à leur manière, beaux, puissants, tragiques, existentiels.