Les Voyages de Gulliver : les secrets du tournage

Les Voyages de Gulliver tire sa source du roman éponyme de Jonathan Swift, écrit en 1927. Bien que souvent adapté pour les enfants, l'oeuvre originelle a été conçue comme une satire de l'Angleterre dans laquelle Swift avait trouvé refuge. Si le peuple de Lilliput a souvent eu les faveurs des adaptations cinématographiques, il ne représente qu'une des quatre parties que compte le livre. Gulliver croise en effet après son passage chez ces petits êtres en guerre des Géants, une île volante, une académie... Le sort qu'il rencontre avec les Lilliputiens est lui aussi moins glorieux, ceux-ci le menaçant d'un arrachage des yeux. Il est donc obligé de fuir à bord d'un navire, en direction de son Angleterre d'origine.

Le mythe de Gulliver inspira de multiples productions à travers le monde, et ce sous différents formats. On peut noter que l'un des premiers long-métrages à mélanger prises de vues réelles et animation, Le nouveau Gulliver, réadapte la partie des Lilliputiens pour en faire une allégorie marxiste. C'est d'ailleurs presque systématiquement cette part du livre qui a les faveurs des adaptations, comme dans cette version des frères Fleischer, celle en live de 1960 ou la plus contemporaine et comique, portée par Jack Black en 2010. Seul le téléfilm en deux parties, tourné en 1996, imagine un Gulliver revenant de ses expéditions et racontant en flash-backs son parcours.

La rotoscopie est un procédé permettant de reproduire le mouvement humain en dessinant ses contours sur des images réelles, projetées sur un écran. On les met ensuite en mouvement et l'on peut ajouter à cette reproduction dessinée de la réalité de multiples éléments au crayon. C'est en quelque sorte l'ancêtre de la motion capture, où des capteurs infographient les moindres déplacements d'un acteur en mouvement. Etablie par les studios Fleischer et utilisée pour Les Voyages de Gulliver, elle a été popularisée au cinéma par Walt Disney, qui l'utilisa pour dessiner Blanche Neige et les sept nains.

En 1915, le procédé de rotoscopie est perfectionné par Max Fleischer, qui invente le rotoscope, une table transparente sous laquelle est projetée des images et sur laquelle, recouverte d'un calque, le dessinateur en redessine les contours. Après quelques expérimentations, il s'allie avec son frère Dave, clown de métier. Les deux fondent les studios Fleischer et produisent la série des Out of the Inkwell Films, courts-métrages animés, à l'aide de cette technique. Ses personnages resteront dans la légende, dont la sulfureuse Betty Boop, Popeye et une version adaptée de Superman. A la suite des Voyages de Gulliver, conçu dans l'urgence, puis de Douce et Criquet s'aimaient d'amour tendre, échec financier cinglant, les frères vont fermer leur studio et retomber dans l'anonymat.

Lorsque Blanche-Neige et les sept nains sortit en 1937, les studios Fleischer étaient considérés comme des maîtres de l'animation. Pourtant, le succès tonitruant du film de Walt Disney prit tout le monde de court et plus particulièrement les distributeurs du studio, Paramount Pictures, qui pressèrent les frères Fleischer de livrer un long-métrage avant la sortie de Pinocchio. Sauf que les moyens ne furent pas les mêmes: 4 ans et 1,5 millions de dollars pour Disney, 18 mois et 500 000 dollars pour ces Voyages de Gulliver. Dans l'urgence, la moitié des animateurs (au total de 200) étaient recrutés dès leur diplôme et ralentissèrent considérablement les impossibles exigences de la Paramount par leur manque d'expérience. 640 000 dessins, 16 tonnes de papier et 12 000 litres de peinture ne suffirent pas à produire le succès escompté et amorça la chute du studio, qui fermera en 1942.

Les studios Fleischer produisirent Les Voyages de Gulliver en réponse au succès mondial de Blanche-Neige et les sept nains par Walt Disney, qui a repris à son compte la technologie de la rotoscopie popularisée par Max Fleischer presque vingt ans auparavant. Pourtant, les frères Fleischer avaient déjà, en mars 1933, imaginé leur propre version du conte des frères Grimm sous forme d'un court-métrage où Betty Boop prenait l'apparence de Blanche-Neige. On imagine la réaction des Fleischer devant leur découverte du classique de 1937 !