Bopha ! a l’intelligence d’investir l’apartheid depuis l’intérieur pour le donner à voir et à vivre comme un drame familial et psychologique. Et il n’est pas anodin qu’en réponse à son titre, signifiant « capturer » et « emprisonner », on oppose à terme le mot amandla, soit le pouvoir : il y a passage d’une autorité paternelle à une autorité filiale, le fils prenant la parole devant la foule pour la haranguer une dernière fois confrontée à l’ennemi qui approche ses véhicules ; il y a transition depuis l’institution officielle vers une organisation officieuse, illégale, mais déterminée à sortir de l’ombre. Nous pourrions aisément motiver ici la métaphore christique, la mère tombant en admiration devant son fils et tenant dans ses bras le corps de son époux, frappé au flanc d’un coup de poignard ; une métaphore qui séparerait le corps sacrifié du corps ressuscité et fort d’une pluralité de corps, à savoir le peuple. Morgan Freeman, dont il s’agit là du premier long métrage, filme les agents de l’ordre de façon à les placer en opposition les uns par rapport aux autres : tantôt le maître fait face à ses élèves, tantôt il fait dos à son supérieur, le premier en chemise, le second en costume officiel. En revanche, les assemblées et les manifestations de protestation semblent constamment sur le point de déborder, le cadre peinant à contenir l’ensemble des participants. Par ce choix esthétique pertinent, le réalisateur oppose deux rapports de force et deux regards portés sur l’existence. Notons également les nombreuses transitions en fondu enchaîné, signe de l’entre-deux politique dans lequel est plongé le pays, traduction à l’image de cet écartèlement insupportable que subissent l’entièreté de la population ainsi que, plus précisément, les membres de la famille Mangena. Lorsque les élèves se révoltent contre la langue de l’oppresseur, l’afrikaans, ils répètent à voix haute le nombre 1948 correspondant à l’année de mise en place de l’apartheid en Afrique du Sud et, explicitement dans le long métrage, au numéro qui orne la devanture du poste de police et de la prison. Les élèves utilisent donc un élément constitutif de la ségrégation pour mieux la dénoncer, l’exorciser par l’harmonie des voix et la mobilité des corps. Bopha ! est à leur image : en épousant le point de vue d’un agent de l’ordre qui prend peu à peu conscience de l’aveuglement dans lequel il vit, il déconstruit intelligemment le racisme et répond par un ultime sursaut à cette « banalité du mal » définie par Hannah Arendt à propos d’Eichmann qui, en réponse aux crimes contre l’humanité dont on l’accusait, se disait simple fonctionnaire. Un immense film, très bien interprété et magistralement mis en scène.