Ralentis et néons. La caméra épouse ces corps gracieux, sublimes dans leur exhibition, jusqu'à elle. Ani. Gros plan. Son visage est scruté. Elle balance la tête, et ses cheveux, comme en apesanteur, d'un noir d'ébène, éblouissant, s'agitent. Esthétique onirique. sentiment difficilement compréhensible, déjà, de mélancolie. A l'apogée de ce cynique "Greatest day", son nom apparaît : Anora. Presque mythologique. Et ce film sera son épopée. Cette histoire à laquelle elle n'a jamais eu droit.
La première scène du nouveau film de Sean Baker est absolument sidérante de beauté, psychédélique et tragique. Un moment de cinéma comme on en voit rarement, de l'ordre de cette déflagration émotionnelle indescriptible face à des images qui nous envoient un uppercut en plein cœur et qui nous font tomber amoureux d'une œuvre. Un coup de foudre, en somme.
S'ensuit une suite de moments, de fragments, rassemblés en un ensemble d'une incroyable fluidité et authenticité, sur le quotidien de ces travailleuses du sexe, sur leur métier et, entre autres, leurs relations (avec leur corps, leurs collègues, leurs clients, leurs supérieurs, leurs familles). Cette belle description ne se limite qu'à ces scènes, et ne reparaîtra malheureusement plus par la suite.
Mais Ani se détache de ce marasme bruyant, de ces jeunes femmes sans avenir ni ambition, dont certaines sont vulgaires et déconnectées de la réalité, acceptant leur condition, telle une condamnation. Ani n'est pas malheureuse, elle se plaît dans ce rôle de bimbo hyper-sexualisée. Cherche-t-elle de l'attention ? A dominer ? A être dominée ? Pourquoi fait-elle cette activité ? Comment en est elle arrivée là ? De sa vie, on ne saura rien. De son quotidien, on aura que des bribes, des instants volés. Son existence apparaîtra comme floue, jusqu'à son arrivée. Ivan. Éternel enfant de 21 ans. Gosse de riches, sans objectif. Traînant sa vie d'opulence, lui, ridicule dans cette autonomie qu'il fantasme, cette immaturité déplacée, ce mode de vie décadent, cette existence qu'il ne mérite pas. Le haïr ou l'adorer ? Il sent le fric, il est drôle "You're funny", léger, si détaché. Le privilège du je-m'en-foutisme.
Et c'est le tourbillon : sexe, drogue, soirées, sexe, amis, sexe, découvertes, plage, sexe, drogue, sexe... Tourbillon émotionnel, tourbillon sensuel, tourbillon sexuel. Tourbillon esthétique, tourbillon euphorique, tourbillon nostalgique. La comédie est à son apogée, la fragilité de la jeunesse aussi. Les coups de tête sont privilégiés. Brûler sa vie quitte à le regretter. Ne pas réfléchir et aller de l'avant. Jusqu'à l'inexorable réalité, l'inéluctable impasse. Qu'il est beau et frivole ce mariage ! Qu'il est galvanisant ! Fougueux ! Qu'ils sont charmants et merveilleux ces deux amoureux ! Qu'ils sont ravissants ! Angéliques !
Ah, cruelle désillusion, perverse vérité ! Pour les personnages autant que le spectateur. Les uns sont rattrapés par leur situation, leurs saillies illusoires. Les autres par des interrogations, des remises en question. Pour ceux qui se font admirer autant que pour ceux qui observent, l'idylle est close. Ani vivra une folle nuit, qui la fera plonger dans la mélancolie, mais la fera grandir, aussi. Nous, spectateurs, poursuivrons la séance, détachés, presque frustrés. La comédie prendra le pas sur le drame qui était pourtant bien plus justifié pour accompagner ce conte si désilusionné. Le portrait de femme sera archétypal et non pas profond, contrasté. Sean Baker reniera sa veine indépendante pour polir son style et le rendre commun, passe-partout. Lissage de la célébrité.
Le basculement se laissera suivre, gentiment, sans affront, sans abîme ni abyme, dans un interminable ventre mou : l'exposition pornographique de la richesse illégitime du jeune fugueur cédera la place à l'exposition d'une vacuité, d'un certain gâchis, surtout scénaristique, qui déçoit fortement et nous fait prendre conscience du potentiel gâché d'une œuvre telle que celle-ci.
Le développement psychologique d'Ani, personnage si intéressant, si passionnant, dont on tombe amoureux dès la première seconde, est éclipsé. Son intelligence, sa grâce, sa façon de se mouvoir, de parler, de penser, de coucher, sont laissés en jachère au profit d'une errance qui s'étire sur une longueur injustifiée et dommageable. Tout est bien trop divertissant. Mikey Madison, réduite à la performance plutôt qu'à la nuance, fait peu à peu vaciller la flamme de la passion qu'elle inspirait par son sourire, sa magnificence, sa clairvoyance et sa finesse.
Invoquons alors la déesse de l'inspiration, le dieu du pathos, et, surtout, la divinité de la tragédie. Prions le scénariste-réalisateur de faire les genres se mouvoir, de faire pénétrer le drame dans sa trame, de le laisser tout pervertir, mais aussi tout illuminer. Anora manque de densité, de gravité, de sérieux. Anora aurait gagné à être plus sombre, morbide. Le personnage éponyme à s'être dévoyé (de même que son réalisateur au diable du budget et de l'enfermement stylistique), à avoir gagné en profondeur.
La seule tragédie d'Anora est de ne pas en être une. De ne pas être un opéra baroque et excessif, un récit de descente aux enfers, de long désenchantement.
Le récit patine, mais tout cela se laisse regarder. Hormis une scène, d'une cruauté qu'on se prend en pleine gueule, d'une très belle force, tout cela laisse bien indifférent. Jusqu'à ce moment. Magique. Jusqu'à cette scène finale. Cette scène qui me fait pleurer, rien qu'en y songeant, en me la figurant. Cette scène que je n'arrive pas à décrire, de peur de la violer. D'une puissance anihilante. Deuxième uppercut, bien plus puissant que le premier. La bouche ouverte, la bave aux lèvres, absent devant l'écran, hurlant intérieurement. Déchiré, et balançant aux oubliettes tous les défauts passés. Cette scène, je ne l'oublierai jamais. Cette scène restera gravée. Cette scène est ma préférée. Et rien que pour cela, et malgré son comique pernicieux, Anora est une grande œuvre de cinéma. Anora est un tout, vide parfois, mais à l'issue d'une somptuosité qui heurte et qui déchire, qui construit. Elle pleure et elle crie, la pauvre Ani.