Dans une Varsovie idéale, recréée habilement en studio, des figurants déambulent, vaquant à leurs occupations habituelles. Soudain, en plein milieu de la rue, surgit une silhouette familière. Uniforme serré, bottes noires, casquette vissée sur le crâne, brassard arborant une svastika, moustache savamment taillée. Le Führer attire les foules d'une Pologne qui n'a pas encore connu les bombardements.
Été 1939, le cadre est posé. Ernst Lubitsch va parler de la guerre, une fois n'est pas coutume. Sujet de prédilection de pléthore de réalisateurs, y compris Chaplin qui esquissait déjà la figure d'un autocrate d'opérette dans son "Dictateur" à peine deux ans auparavant.
Mais le Führer des rues de Varsovie se révèle être un faux, un simple comédien de théâtre. Il cherche avant tout à tester sa ressemblance avec le chef suprême d'un vorace voisin allemand, qui lorgne avec envie sur Dantzig. Raté ! Une fillette lui demande son autographe.
Et le film s'engouffre dans la brèche de la comédie dramatique. Le faux Adolf des rues polonaises retrouve sa loge et retire son maquillage. Pour peu de temps en vérité. Rapidement, la véritable invasion a lieu. Retour dans une Varsovie, en ruines cette fois, arrachée de ses fondations par le blitz. Joseph et Maria Tura, gloires de la scène nationale, survivent dans cet océan de débris, désœuvrés. Le salut viendra de l'extérieur. D'un aviateur britannique épris de l'actrice et de sa beauté, qui reviendra en terre de l'Est pour déjouer les plans d'un professeur à la solde de l'occupant.
Drame de guerre, d'accord. Mais surtout comédie humaine. Enchaînement de circonstances où rire reste la seule option face à un artiste jaloux de la popularité de sa chère et tendre, et qui s'autocongratule sans sourciller. A mi-chemin entre le burlesque non avoué de Chaplin et le sérieux de la condition juive de ces années trouble, l'œuvre de Lubitsch en devient du même coup inclassable.
Et la désormais célèbre formule d'Hannah Arendt résonne à nos oreilles : la banalité du mal. Banalité d'officiers pour lesquels la torture n'est plus une option, mais un quotidien, qui se gaussent de la souffrance et s'affublent de surnoms en forme d'hommage à leurs exploits barbares. Ici, l'intégrité des gens ordinaires contraste avec la médiocrité des hautes sphères.
Ce n'est pas un hasard si "To be or not to be" déroule le tapis rouge à toutes sortes d'espions et de supercheries diverses. Tourné en 1942, alors que l'issue du conflit reste incertaine, il désacralise la menace tout en la présentant dans sa bassesse la plus totale et la plus noire. Un noir teinté de gris, lorsque les deux professeurs, l'un vrai, l'autre faussaire, l'un mort, l'autre vivant, se croisent sous les yeux de soldats abrutis et déjà perdus par leur propre excès de zèle et de luxure.
Pas vraiment une comédie, plus vraiment un drame, ce film est plutôt l'expression de ce qui pourrait se faire de mieux en matière de propagande déguisée pour les Alliés. Agir paraît alors aussi simple que jouer, la vie n'étant après tout qu'une façade renvoyée aux autres, à l'instar du Hamlet campé par Tura, sans cesse interrompu par les visites de spectateurs à son épouse. Il montre à quel point l'Homme peut tromper, à quel point il peut se tromper, et jusqu'à quelles extrémités un individu serait prêt à aller, plus encore si la justice n'en n'est plus une et si attendrir l'ennemi consiste en tout et pour tout à lui renvoyer une image déformée de lui-même.
Alors seulement, le théâtre peut redevenir la réalité, et l'horreur du conflit nous apparaître, en pleine lumière. Celle des feux de la rampe.
4,5/5