Fable, poésie, poème philosophique ? Chacun décidera —à moins qu’il ne s’ennuie.
On est en difficulté pour évoquer ce film, un peu comme on serait mis en difficulté si un étranger vous demandait de lui expliquer pourquoi des Français mangent des escargots, ou pire, de lui traduire un mot français intraduisible genre emberlificoter ou affriolant. Car c’est un film étrange ! Quand le spectateur est adepte de la contemplation, de la lenteur, de l'inexprimable (et de la sensibilité de Wim Wenders), ça devient vite un chef-d'œuvre. Pour les autres, ce n’est pas sûr (l’ennui les guettera).
On a donc un homme qui sourit à tout, au jour, à ses plantes, aux SDF... Il se tait beaucoup aussi. Il semble ne pas entendre lorsque quelqu’un lui parle —est-ce le "irusu" japonais ? ("se faire le plus discret possible et prétendre ne pas être chez soi lorsque quelqu’un sonne à la porte"). Mais en même temps, il mérite la béatification tellement il est généreux (en fait, il observe, il est loin d’être lisse).
Hirayama est bourré d’habitudes (son job d’abord, mais aussi le parc, le sandwich, le resto, la photo, les bains-douches, la lecture, la laverie, le temple, etc). Il est ancré dans le passé : il est resté dans l'analogique (que ce soit la photo ou les K7) ; il écoute en boucle des chansons des seventies : Perfect Days de Lou Reed (on aura aussi la version piano) ; The House of the Rising Sun (on aura aussi la version japonaise) … — la musique est le grand second rôle du film, compagnon puissant et enivrant (du personnage et du spectateur). Beaucoup concluraient que Hirayama s’encroûte.
Pourtant non, il s’ouvre au nouveau quand du nouveau se présente, et même quand il ne se présente pas (le film rembobine ce rituel du quotidien et du weekend, pour qu'on comprenne bien, et aussi pour montrer qu'aucun jour n'est le même grâce à de nouveaux angles de caméra). Il photographie le komorebi —le jeu d’ombres et lumières entre feuillage et soleil (autre chose d’intraduisible dans une autre langue). Il lit Les Palmiers Sauvages (William Faulkner) ou Eleven (Patricia Highsmith). Il s’interroge sur le degré d’opacité d’une ombre qui se chevauche avec une autre…
Ce personnage n'est donc pas ordinaire. Il est même extraordinaire. Un homme ordinaire s’épanouit dans les habitudes et se méfie du nouveau ; ou alors, il s’épanouit dans le nouveau et se méfie des habitudes. Ce personnage, admirablement joué et filmé, n’est ni l’un ni l’autre.
Mais faut-il voir un modèle, une morale, une hygiène de vie, une recette du bonheur ? Rien n’est moins sûr. Ce personnage a une disposition pour tout cela. Ça ne s’apprend pas. Ça ne s’hérite pas. —Et c’est pareil pour le spectateur : soit il s’épanouit dans l'habitude (et se méfie du nouveau), soit c’est le contraire (et réciproquement) : le spectateur étant de l'un ou de l'autre monde, il est prêt à applaudir le film, ou ne pas applaudir (en particulier celui qui est né dans l'hyperconsommation et avec un smartphone dans les mains) —d’ailleurs, sur ce dernier point, on peut affirmer que le film renferme une nette férocité à l'égard du monde d'aujourd'hui.
Et Hirayama n’est pas un extra-terrestre. Ce film c’est l’histoire d’un homme « comme ça ». D’ailleurs, il a ses faiblesses (la seule chose qui l'a fait pleurer c'est quand sa sœur lui a demandé s'il nettoyait vraiment les toilettes publiques). Et ça, ça nous ramène sur terre. Mais ce n'est quand même pas un hasard si le film est tourné au Japon (bien qu'une mauvaise langue dirait que les toilettes là-bas brillent comme un sou neuf et n'ont sans doute pas besoin d'être nettoyées). C’est quand même une vieille terre d’élection —comment Wim Wenders en a eu l’idée ? On aimerait bien savoir…
A.G.