Dès les premières secondes du film, on retrouve le cinéma lyrique de Clint Eastwood. À 94 ans, le réalisateur demeure fidèle à ce qui le distingue en tant que cinéaste : une langueur sensuelle, des couleurs pourpres recouvrant des paysages paisibles aux creux desquels s’étire un conflit moral crève-cœur. Dans ce film, dont il se dit qu’il serait son dernier quand je crois qu’il est déjà le précédent, le personnage déchiré est le juré numéro 2. C’est sa plaie béante que met en scène Clint Eastwood, pendant près de deux heures.
Surgissent d’un seul coup ces mots bouleversants de Lous and the Yakuzas, dans cet échange à bâtons rompus avec Fary à l’appart d’Omar, sur la chaîne tv Slash : « C’est le plus grand creux que j’ai dans mon âme ». Dans sa voix, on perçoit l’envolée d’un arrachement. Née dans un Congo en guerre, elle évoque son exil vers la Belgique à l’âge de 5 ans. Où elle fait la connaissance de sa mère qui avait fui 5 ans plus tôt, avec la cadette. « Je me suis sentie hyper abandonnée en fait. Pourquoi elle a pris que la dernière ? »
Il est toujours questions de blessures de l’âme dans le cinéma d’Eastwood qui, à travers une trajectoire, filme un chemin de guérison. Et guérir, c’est souffrir.
Justin Kemp est un ancien alcoolique. Désormais abstinent, amoureux et marié, il s’apprête à devenir père. Plus qu’une question d’heures. Au même moment, il est convoqué et devient le juré numéro 2. Au procès pour meurtre aggravé, l’accusé dévoile lui aussi un passé trouble, dans des gangs barbares dont il est parvenu à s’extraire. La victime est son ex petite amie, retrouvée morte aux abords d’un bar où ils avaient passé une énième soirée alcoolisée et conflictuelle. Tout accable l’accusé, même si les preuves ne sont pas suffisantes. Le verdict devrait tomber vite : coupable. Sauf que lors que la présentation des faits, Justin Kemp s’aperçoit qu’il est le coupable. Avouer au risque d’être condamné à perpet' alors qu’il a promis de toujours veiller sur sa famille parce qu'il s'estime redevable ? Se taire et faire condamner un innocent ?
Ce dilemme moral épineux constitue l’enjeu de ce film et les atermoiements du jury.
Ce qui caractérise tous les personnages, c’est leur humanité, leur sens de la justice et leur honnêteté. Nulles invectives, nuls jugements ni accommodements, pas davantage d’arbitraire. Tous sont des archétypes des valeurs américaines : l’ambition, l’amour et la vie privée, le respect de la Constitution. Les acteurs incarnent chacun l’une de ces priorités emblématiques. Un casting épatant, à double-tranchant. Nicolas Hoult aussi fragile que manipulateur, la très habitée et froide Toni Collette, le digne et violent Gabriel Basso, J.K. Simmons qu’une insigne ne suffit pas à rendre exemplaire (au passage, je viens seulement de m'apercevoir que Lieutenant est traduit en américain par Détective, tellement plus éloquent). Une apparition du grandiose Kiefer Sutherland, corruptible, à qui on donnerait le bon Dieu sans confession.
Des dialogues équilibrés, une mise en scène soignée, une épure dans les jeux de regards. En résumé, un long-métrage qui ne souffre aucune critique et qui signe, si cela était encore nécessaire, le talent de Clint Eastwood pour filmer les tréfonds des états de conscience des femmes et des hommes, et de leurs dispositions intellectuelles.