La deuxième prise fut heureusement la bonne. La première avait été gâchée par des endormissements, escamotant des séquences entières. En particulier la dernière, qui s’achève sur l’île de Chiloe et le magnétique regard caméra de Kiepja l’insoumise indienne... La caféine avait fait son effet. Et la volonté de ne rien manquer cette fois des 97 minutes de ce film impressionnant. Davantage encore quand on lit qu’il s’agit du premier long-métrage du réalisateur, Felipe Gálvez Haberle.
Beaucoup d’éléments rarement croisés au cinéma se trouvent dans « Les Colons ». Le décor d’abord, naturel, grandiose, crépusculaire, le Chili de la Patagonie et de la Terre de feu, ses terres ultimes face au Cap Horn. Celles inchangées que j’avais sillonnées il y a trente ans, avec ces pampas à perte de vue, flanquées de forêts, de lacs, de glaciers et des premiers sommets des Andes. Le format carré de l’image (35 mm) restitue l’infinie profondeur de champ de ces contrées désertées.
Les hommes, l’époque et leurs enjeux ensuite. 1901, un trio d’hommes de main, deux mercenaires britannique et américain et un métis indien réquisitionné. Un trio à la solde du colon José Menendez, qui les charge d’ouvrir une route jusqu’à l’Atlantique pour ses moutons, en éliminant au passage les autochtones.
La première scène plante l’inhumanité du meneur, Alexander MacLennan. Les suivantes sont à l’avenant. Avec en point d’orgue une tuerie d’indiens et des viols. Notre trio de tueurs, en mettant un peu de côté l’indien Secundo, complice torturé par la mauvaise conscience, tombera sur encore plus cinglés qu’eux, une horde de soldats perdus emmenée par le colonel Martin, qui n’est pas sans rappeler le Kurz de Joseph Conrad (Brando dans Apocalypse now).
Etonnant de voir MacLennan terrorisé et violé à son tour par Martin, qui a démasqué son imposture, sa veste rouge n’étant pas celle d’un lieutenant, comme il le prétend, mais d’un simple soldat. Son collègue Bill prenant pour sa part une balle dans le crâne, pour avoir trop braillé que McLennan était anglais, alors qu’il est écossais, injure impardonnable aux oreilles de Martin. Ambiance…
A ce théâtre de la cruauté, succèdent d’autres scènes « intimistes », avec d’autres protagonistes et sans carnage cette fois, situées sept années plus tard. Menendez en son palais, entouré de sa fille, d’un prêtre salaisien, et de leur hôte arrivé du nord, de Santiago, un certain Vicuña, missionné par l’Etat central chilien pour enquêter sur les meurtres des indiens. Et pour, surtout, tenter de tisser des liens entre les ennemis d’hier, avec l’ambition de bâtir l’unité de la jeune nation chilienne, entre Chiliens, Colons et Indiens.
Après l’exposition de l’extermination, le réalisateur s’attache dans cette deuxième partie à confronter les points de vue, difficilement réconciliables, et à décrire les enjeux politiques, ambigus, de l’enquête. Même si nous ne rencontrons aucune difficulté à faire la part du mal (omni présent) et du bien (rare), le film évite de tomber dans un manichéisme simpliste.
La grande force du film, c’est de revisiter le genre mythique du western, décor monument-al (valley…) et affrontement du bien et du mal, pour révéler un fait de l’histoire du Chili, un massacre à grande échelle longtemps méconnu des Chiliens eux-mêmes.
Les acteurs font de leur mieux pour servir des personnages peu ragoûtants et, pour tout dire, assez sommaires, le réalisateur préférant une quasi égalité de traitement entre les protagonistes à une hiérarchisation qui lui aurait permis d'approfondir les figures clefs de cette tragédie : Menendez, Secundo et Kiepja, éventuellement Vicuña.
Mention spéciale toutefois pour les acteurs Sam Spruel (Martin) Alfredo Castro (Menendez) et Marcelo Alonso (Vicuña). Les gentils de l'histoire sont également marquants. Camilo Arancibia en Segundo (superbes gros plans sur ses yeux communiant avec ceux des chevaux). Et celle qui nous offre l'émotion, la tension, de la scène finale, Mishel Guaña en Kiepja.
Quant à la musique, signée Harry Allouche, que l’on trouvait insupportable le premier soir, on la trouvait pertinente le deuxième, sa tonalité martiale, percussive et dissonante se prêtant bien à cette chasse à l’homme en bande organisée. Avec en contrepoint ironique, une ballade-berceuse traditionnelle, All The pretty Horses, arrangée par Allouche.
Pour en savoir beaucoup plus sur le contexte historique du film, les fiches Wikipedia sur Menendez et le génocide du peuple Selk'nam donneront un bon aperçu. A compléter par l’interview de l’historien espagnol José Luis Alonso Marchante à L’Obs-rue89 en 2015 (Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie »).