Comédie sociale culte des années 80, « la vie est un long fleuve tranquille » confronte joyeusement les clichés inhérents aux classes bourgeoises et défavorisées du nord de la France. En prenant le contre-pied systématique du politiquement correct (le trait est volontairement forcé et l’intrigue, minimaliste, ne s’embarrasse pas de développements), Chatiliez semble railler les théories les plus caricaturales de l’hygiénisme social ; pour se moquer à la fois du pauvre (forcément douteux), mais surtout du nanti, qui craint sa « contagion » mais l’envie au fond pour sa vitalité.
Le film de Chatiliez confronte deux familles à l’opposé de l’échelle sociale, présentées chacune comme une parfaite représentante de ses valeurs de classe, donc forcément antinomiques.
les Le Quesnoy, bourgeois aseptisés, casaniers et bien-pensant, mènent une existence rangée et pieuse, conforme en tout point à l’idéal de la famille chrétienne aisée. Les Groseille, quant à eux, sont des prolos aux mœurs plus que discutables, vivant d’expédients et de combines. Affichant sans complexes leur mépris des lois sociales aussi bien qu’une absence totale de retenue de leurs pulsions, ces derniers paraissent représenter aux yeux des bourgeois l’archétype de la famille de cas sociaux « nuisibles ». De même que les Le Quesnois semblent incarner pour les Groseille le cliché des versaillais coincés, ennemis de classe de par leur affiliation avec l’EDF.
Tout l’intérêt de cette confrontation tient dans le fait que le réalisateur n’a pas souhaité se limiter, pour sa satire, à un seul angle d’approche : Les pauvres sont bien ici tels que les riches les fantasment et inversement. On assiste à la mise en relation de deux clichés totalement contradictoires, normalement antithétiques, qui aboutit à une improbable (et jouissive) cohabitation.
Leur seul point commun : un taux de fécondité au dessus de la moyenne, bien que pour des motifs manifestement opposés (idéal chrétien pour les uns, tendance à la copulation pour les autres). C’est par là que leurs destins vont être amenés à se rejoindre, dans le cadre d’un échange imprévu de leur progéniture… Qui va avoir des conséquences calamiteuses pour les Le Quesnois.
On retrouve dans ce film, et c’est ce qui fait sa force comique, une mise en acte de la crainte de la contagion des classes sociales favorisées par l’immoralité supposée des pauvres.
Maurice, le petit bourgeois élevé chez les « cas-soc’ », va se révéler, plutôt malgré lui d’ailleurs, le ver dans le fruit qui va amener à l’explosion du foyer, jusqu’ici « harmonieux, » des Le Quesnois. Des éléments de « corruption »* vont ainsi apparaître, progressivement au départ, dans leur quotidien douillet et bien réglé : malversations financières pour étouffer le scandale, mensonges auprès de leurs enfants sur l’origine de Maurice, érotisation de sa mère naturelle par celui-ci… Cette « décadence » va subitement s’accélérer vers le milieu du film avec la fréquentation des enfants Groseille par les rejetons Le Quesnois : « Malsaine » influence qui va précipiter la plupart d’entre eux sur la « pente du vice » (toxicomanie, délinquance, sexualité exacerbée…), c’est à dire à un rejet complet des sacro-saintes valeurs parentales. S’insinuent même des éléments quasi surnaturels, comme la grossesse inexpliquée de la bonne peu après l’arrivée de Maurice… Les parents se trouvant finalement affecté à leur tour par ce « mal » insidieux (la mère délaisse ses devoirs de maîtresse de maison et le père se découvre subitement une libido), l’édifice de l’idéal familial bourgeois va sembler vaciller sur ses fondations, à deux doigts de l’effondrement.
A la fin du film, la seule solution encore envisageable pour les Le Quesnois semble être l’exil (provisoire) à l’occasion des traditionnelles vacances au Touquet, pour s’isoler de la source « corruptrice ». Maurice les accompagnant, on peut s’interroger sur les probabilités de réussite de l’entreprise.
Le contact avec les marginaux révèle ainsi la véritable « éthique » des bourgeois dans leurs rapports aux classes populaires, bien éloignée de l’hypocrite charité chrétienne affichée.
Le plus amusant c’est, qu’à l’inverse, les Groseilles restent inchangés tout au long de la confrontation : « affreux, sales et méchants » (comme dans le film d’Ettore Scola), résolument imperméables à l’influence « civilisatrice » de la famille bourgeoise, mais au final bien plus drôles et épanouis. De leurs rapports avec les Le Quesnois ils ne retiennent que l’aspect financier, et l’argent fourni par ces derniers ne modifie en rien leur façon d’agir ou de penser. Tout au plus deviennent-ils plus « bling-bling »…
Pour terminer, il est intéressant d’observer les positionnements des différents protagonistes face à cette dualité manichéenne. Globalement, la plupart des personnages adoptent un positionnement assez unilatéral, très peu transversal, vis a vis de l’identité de classe et des valeurs qui y sont associées. les Groseilles restent « Groseilles », les Le Quesnois « deviennent » pour la plupart des avatars des Groseilles ou demeurent « Le Quesnois » (comme le benjamin) : Ils sont dans une logique « soit l’un, soit l’autre ».
Le petit Maurice est le seul à s’inscrire dans une double appartenance, jonglant entre les milieux en fonction de ses besoins, de ce qui l’arrange. Il paraît être le plus à même de s’en sortir dans le futur, et en même temps paraît condamné à la solitude, car incapable de partager sa vision avec qui que ce soit dans son entourage (sauf, peut-être, Ahmed qui partage avec lui une forme de double identité culturelle). Bernadette est plus à plaindre encore, du fait qu’elle se situe, à l’opposé de Maurice, dans un rapport de double aliénation. Elle n’est plus « Le Quesnois » (elle n’a plus confiance) sans être devenue « Groseille » (elle les déteste). C’est elle la « vraie » marginale du film. Son seul espoir réside dans l’oubli et un retour à l’état de « Le Quesnois », sans tirer aucun bénéfice de son expérience, tant son rejet est massif.
Enfin, reste Josette l’infirmière, qui joua le rôle de « Deus ex Machina » en intervertissant les nourrissons pour se venger de son amant. En ruinant la réputation de celui-ci, elle peut enfin obtenir quelque chose pour elle, ce qui lui était refusé jusqu’ici. Certes, elle n’obtient pas la promotion sociale si longtemps espérée (le remariage sans cesse repoussé n’est jamais venu), mais elle récupère l’amant tyrannique, désormais vaincu et humilié, rien que pour elle. Sans risque de se faire de nouveau dominer par lui. De par cet acte, libérateur et véritablement rebelle, on peut penser qu’elle seule tire vraiment son épingle du jeu dans cette forme de luttes de classes.
*Au regard de la morale bourgeoise