Dans les sentiers sinueux qui parcourent la rase campagne espagnole, Victor Erice réalise «El espiritu de la colmena» (Espagne, 1973). A l’arrivée d’une camionnette, des enfants se ruent sur sa route en criant leur joie. L’engin détient le trésor de leur ivresse : les bobines du film qui s’apprête à être projeté. La copie est celle de «Frankenstein». Ebahies par le spectacle, deux petites filles, Ana et Isabel, vont être sujets au fantôme des images. Dans un mode temporel lent, laissant aux actions la plénitude de leur déploiement, offrant aux films un agréable temps de développement, Erice narre un conte magique sur le cinéma. Tapies dans l’obscurité, les lumières du monde se projettent sur les matières, sur les corps et jusque dans les mots, éclairant de ses rayons les choses, dévoilant leur légère identité. Ce monde, regroupé dans ce village de Castille de 1940, à plus d’une fois, est métaphorisé comme une ruche. Dans le labeur du quotidien, dans la sourde consistance de la vie et dans le secret des choses, l’éclair puissant et languissant de la féerie cinématographique s’accomplit sous nos yeux. Et nos yeux s’identifient à ceux de l’attachante Ana Torrent. Le noir de jais de ses pupilles semble comme toujours à l’affût de l’Esprit qui la hante, de ce mythe du monstre. Dans les sombres ténèbres de ses yeux se lit la quête de l’image. Quand elle rencontre enfin l’objet de sa hantise, le fameux monstre de Frankenstein, au bord d’un étang, la fillette s’évanouit, comme rassasiée de sa pulsion scopique. Occupé par le silence, le film s’emploie à deux autres caractéristiques : le temps et la poésie. Erice réunit, aussi simplement que génialement, ces deux composantes dans un seul objet qui hante le film autant que l’Esprit : la montre musicale. Plus encore que toutes les métaphores du film, cet objet incarne l’art du cinéma : la poésie (la ritournelle de la montre) et le temps (la montre). Le cinéma hante le film dans un murmure et le film hante notre cinéma.