Pier Paolo Pasolini mit en scène son sulfureux "Théorème" qui sortit sur les écrans français en 1969.
Dérangeant, obscène, malveillant, glauque, tant d'adjectifs pour définir cette œuvre mystique et pourtant si magique, envoûtante.
Synopsis : un jeune inconnu s'introduit dans une famille bourgeoise italienne. Son départ va troubler l'équilibre familial... .
Sur un scénario implacable, écrit initialement pour le théâtre, Pasolini renforce l'aspect du huis-clos en première partie par une ambiance qu'il instaure en présentant les personnages un à un : le fils, la fille, la mère et le père. Au départ, on ne connaît pas l'inconnu, on s'immisce tranquillement dans cette bourgeoisie classe en tout point respectable. Ce qui fait le point d'orgue de Pasolini dans la maîtrise de son histoire ? Toute sa désinvolture de ne pas se prendre au sérieux (souvent, les dialogues restent courts), tout comme l'impression que son discours concourt à l'élégance du film dans la continuité la plus simple, la fluidité et l'avancement de sa narration, constructive et anxiogène au possible. J'ai déjà trouvé un antagonisme dans la façon de faire de Pasolini : ce ne sera pas le dernier ! Donc tous les personnages sont présentés et l'on rentre allègrement bien dans tous les rôles que Pasolini nous fait découvrir. Celui dans lequel on rentre sans aucun problème est sans conteste celui du visiteur énigmatique. Et pourtant, on ne le connaît pas. Tiens, encore une contradiction ! Ce visiteur (Terence Stamp) est de fait l'élément moteur et perturbateur du film. Il est d'abord le protecteur (l'ange) puis celui qui déclenche l'implosion et l'explosion de la famille dans toute sa splendeur (le démon). Terence, dans ce rôle énigmatique, fantomatique et déstabilisant, sert ainsi Pasolini à nous montrer le fil directeur de ce scénario cousu au fer rouge. Alors Terence, ange ou démon ? Ni l'un, ni l'autre. J'ai l'impression qu'il est le passage de témoin de Pasolini. Un peu comme Bunuel l'a fait dans son "Tristana" avec Deneuve : Luis reprend les codes et l'ambiance de "Viridiana" pour mettre à l'honneur Deneuve dans le final de "Tristana". Ici, Pasolini se fait protecteur ET persécuteur. En un seul film et sur un seul point (le scénario), Pasolini montre toute sa maîtrise et sa traîtrise quant à la façon qu'il a de nous présenter un individu correct mais en dehors des convenances sociales de la société traditionnelle italienne. Tous mes chapeaux Pasolini !
"Théorème", bien avant de parler casting en général, c'est une ambiance. Les premières images nous donnent le ton du film. Ennio Morricone, tout juste après ses dollars, nous assène ses partitions électriques appuyées d'un requiem de Mozart, le tout embaumé dans le regard bleu mi-ange mi-démon d'un Terence Stamp tout simplement royal dans son rôle. Ennio et Terence sont pour ainsi dire indissociable de "Théorème" car ils contribuent à l'atmosphère rendue par la mise en scène lente, onctueuse et totalement languissante de Pasolini. Et c'est pour ça que dès le départ de Terence Stamp, l'impression d'ennui nous gagne (pendant la dernière demie-heure). En revanche, cela ne fait que renforcer les subtils points scénaristiques et de montage que Pasolini a bien pris le temps de mitonner.
Toujours dans l'esthétique, l'image, bien que travaillée, ne nous conduit pas à l'admiration, mais plutôt à la découverte du cinéma du metteur en scène. Ambiance anxiogène donc, montage à peine cadencé, mise en scène languissante et envoûtante, d'où un faux rythme. Non pas que Pasolini n'ait pas voulu instaurer cette ambiance, mais je trouve que son cinéma est ainsi bien ancré dans la période italienne des 60's. Un cinéma à l'italienne que je ne rechigne pas mais qui a l'art de nous faire descendre de notre piédestal. Pasolini nous déstabilise alors que Visconti nous invite à prendre part des différentes histoires qu'il raconte ("Les damnés", "Mort à Venise"). En cela, Pasolini nous convie dans son cinéma expérimental et intellectuel. Avec "Théorème", je m'attendais plus à l'apport de la réalisation façon Risi (comme dans "Parfum de femmes") et une interprétation encore plus au sommet de Terence Stamp, malgré qu'elle atteigne des sommets inavouables.
Ce qui m’amène donc à parler casting. Donc, d'abord, l'inoubliable Terence Stamp habité par son rôle diaboliquement mis en valeur par Paso et Ennio. Une performance fascinante. Alléluia ! Il s'agit de son interprétation la plus célèbre. On le reverra dans "Priscilla, folle du désert" notamment dans les 90's.
Avec aussi la regrettée Silvana Mangano (inoubliable dans le "Mort à Venise" viscontien), sublimissible à souhait !, l’immanquable Laura Betti (elle fit des débuts felliniens ("La Dolce Vita")), formidable en lévitation et qui n'a pas volée sa statuette à Venise, Andres Jose Cruz (revu uniquement aux côtés de Johnny pour "Le spécialiste"), très bon lui-aussi, Anne Wiazemski (petite-fille de François Mauriac l'écrivain. Elle tourna en premier pour Godard ("La chinoise"), et on la retrouvera notamment aux côtés de Romy dans "Le train")), qui donne tout son talent dans une position catatonique, et Massimo Girotti (le même Visconti en fit une vedette pour les besoins de ses "Amants diaboliques"), impeccable face aux forces qui le frappent dans la gare de Milan.
Pour conclure, "Théorème" est bien un chef d’œuvre italien portant la marque de son metteur en scène. Et Pier Paolo Pasolini d'ouvrir un autre scandale après "L'évangile..." et "La ricotta". 1968 ou l'année de la censure.
Spectateurs, envoûtons-nous !