Vengeance is mine a l’intelligence d’investir l’adoption et le recomposition familiale avec la modestie du genre de la chronique : cette forme exige une linéarité chronologique et le recensement d’une suite d’événements survenus dans la vie d’un individu – celui qui raconte – au contact des autres, ouverte en cela sur l’universalité. Celle-ci est explicitée par la profession journalistique du père, quoiqu’il signe des histoires et non des articles objectifs ; ce détail contient en lui seul toute la démarche de Michael Roemer, dont la fiction se double d’une approche documentaire sur la nature humaine.
Le cinéaste brosse le portrait tourmenté de trois femmes qui entretiennent chacune un rapport complexe à l’enfance, chacune étant enfermé dans un âge. Jo, personnage principal, se situe au carrefour de tous les autres, en témoigne son incessant changement de tenue vestimentaire qui révèle les personnalités successives qu’elle revêt pour elle et pour autrui : elle emprunte une robe bleue à Donna, achète un pull orange dans la boutique de sa mère biologique, qui d’ailleurs ne la reconnaît pas, est confondue, assise sur les marches, avec la jeune adolescente Jackie qu’un plan magnifique associe au moyen d’une tyrolienne. Ce jeu de rôles involontaire lui permet d’extérioriser un traumatisme d’enfance, celui du rejet par sa mère adoptive, dans la mesure où elle reproduit – avec douceur cette fois – le même schéma : les négligences et défaillances de Donna amènent Jo à prendre sa place au sein d’un foyer sinon paralysé, sans que cette substitution ne s’accomplisse pleinement.
Il faudra faire ses adieux, gagner Seattle et refermer la parenthèse ouverte lors de la première séquence en avion, selon une chute en forme de bouclage narratif, laissant derrière elle Jackie qui, à son tour peut-être, aura besoin d’un tel exutoire. Le motif du retour, cher au cinéaste – voir sur ce point The Plot against Harry – s’inscrit dans une relecture de la Bible, avec la parabole du fils prodigue ici féminisé : revenir sur ses pas pour rétablir la communication et restaurer le sentiment d’appartenance à une famille. Il se heurte à la bigoterie de la mère, et au paganisme d’une fille qui refuse son premier prénom (Marie) pour adopter la masculinité du second (Jo) et coupe ses cheveux (de longs, ils deviennent courts). Le domicile familial présente dans chaque pièce, sur chaque pan de mur, divers objets de culte qui produisent un effet comique, explicité par l’icône de la vierge à l’enfant revisitée avec la sœur donnant le sein à son bébé.
Pourtant, ce qui pourrait s’apparenter à un manichéisme d’écriture ne l’est jamais à l’écran, Roemer veillant à complexifier les relations entre les personnages et à densifier leur intériorité ; il atteint une puissance dramatique, une intensité émotionnelle que subliment la photographie et l’élégance de la réalisation. Personne n’est pleinement bon, personne n’est pleinement méchant ; il n’y a ni saint ni diable, seulement l’humain qui se débat, là, égaré dans un espace géographique que l’on sillonne en voiture ou en bateau, reflet de ce mystérieux espace intérieur qu’il s’agit pourtant de sonder. Avec, à terme, une épiphanie offerte. Vengeance is mine est un chef-d’œuvre.