En 2005, le cinéaste allemand Philip Grönig avait tourné un documentaire à l’intérieur de l’immense monastère de la Grande Chartreuse, fondé par saint Bruno en 1084, au-dessus de Grenoble en un lieu escarpé. La beauté de l’image était rehaussée par l’absence de dialogue et de musique. Le titre français était Le Grand Silence. Un silence qui avait l’épaisseur d’une aventure spirituelle « hors du siècle ».
Cette œuvre d’art, à bien des égards incomparable, a bouleversé quelques vies. Mais elle pouvait laisser le spectateur moyen sur sa faim. Qu’est-ce donc que ce besoin de solitude, comment peut-on rechercher et supporter un tel silence, silence des hommes et aussi de Dieu ?
Presque vingt ans plus tard, un nouveau documentaire – visible dans des cinémas français depuis le 2 octobre – apporte des réponses grâce à des entretiens avec des moines et moniales issus d’une douzaine de monastères espagnols de différentes congrégations représentatives des quelque 2 100 monastères actifs dans notre monde (750 en Espagne). Le film est titré en français « Libres », ce qui peut paraître paradoxal pour caractériser le choix de ces hommes et femmes qui décident de s’enfermer dans un lieu retiré et de vivre selon une règle millénaire… Et pourtant, ils ont réussi, grâce à cette discipline consentie, à se libérer de tant de choses qui font nos soucis quotidiens. L’accent est mis – est-ce une caractéristique plus prononcée du monarchisme espagnol actuel par rapport à ce qu’il peut être en France ? – sur des vocations tardives, des personnes ayant pu avoir une vie très active « dans le monde », avec responsabilités professionnelles et de famille, un parcours plus ou moins réussi, avant qu’un début de conversion ne survienne.
Ce sont de belles figures au sens psychologique mais aussi cinématographique, que le réalisateur, Santos Blanco, met en valeur en les plaçant dans leur contexte monastique et en insérant des images le plus souvent filmées depuis un drone, de nature sauvage – vagues de la mer, immensités de champs ou de forêts, vues aériennes d’abbayes – sans pourtant donner de précisions historiques ou culturelles. Il s’agit d’aller à l’essentiel sur plusieurs sujets thématiques comme le rôle du silence pour se connaître soi-même… et faire place à la Parole de Dieu. Il s’agit bien sûr du silence retrouvé dans ces lieux privilégiés. Mais surtout d’un silence intérieur qu’on peut tout aussi bien expérimenter en plein milieu de la foule, même à la station Sol, une des principales interconnexions du métro de Madrid, affirme un des moines interrogés, dans un doux sourire. Car les moines et moniales sont en recherche pour eux-mêmes, mais sans oublier tous leurs frères humains pour lesquels ils prient quotidiennement.
Un des autres thèmes abordés longuement est celui du sens de la vie et donc de la mort. Il y a là le témoignage particulièrement émouvant de cette femme qui entre, déjà relativement âgée, en noviciat, pour apprendre six mois plus tard qu’elle est victime d’un cancer très agressif. C’est alors que la Mère supérieure, sollicitée par toutes les sœurs du couvent, annonce à la postulante qu’elle sera accompagnée fraternellement dans le monastère jusqu’à son dernier souffle. Le film est dédicacé à cette religieuse si souriante et si apaisée alors qu’elle sait qu’elle arrive au bout du chemin.
Il y a d’autres destins évoqués, avec parfois quelques larmes bien visibles et communicatives, radicalement différents les uns des autres, par exemple de très jeunes gens qui ont eu une vocation précoce alors qu’ils avaient tant d’atouts pour affronter une vie sociale « normale ».
Le réalisateur et son scénariste – Javier Lorenzo – n’ont pas hésité à faire appel à une musique romantique originale très présente du compositeur Oscar Martin Leanizbarrutia, sans doute destinée à exprimer la puissance de Dieu, le grand présent – bien que si discrètement – dans ce documentaire destiné à être diffusé non seulement dans le circuit normal des cinémas, mais aussi dans des contextes paroissiaux ou missionnaires. Le film a déjà touché des publics de tous âges et conditions sociales, en Espagne et en Amérique latine, mais également dans les pays anglo-saxons. Il donne lieu à des débats entre un public exprimant souvent des attentes spirituelles vives, voire des frustrations, et, par exemple, quelque moine sorti de sa clôture pour accompagner la sortie de cette œuvre qui est aussi le fruit d’une longue aventure personnelle pour ses auteurs.
En France, une exceptionnelle campagne de promotion, avec des affiches sur tous les kiosques parisiens notamment (sur le modèle de ce qu’a pu faire, ces derniers mois, le trimestriel « 1 000 raisons de croire »), a été financée par les moines bénédictins de Fongombault (Indre). C’est dire s’ils se sont reconnus dans les témoignages de leurs frères et sœurs espagnols et comme ils ont pensé que cela pouvait faire du bien à tout un chacun de lever un coin du voile sur ces vies cachées.
Frédéric Aimard