Bitter Victory se saisit de la guerre comme contexte et du désert comme espace pour mieux rejouer, sous la forme d’un déplacement de l’abstrait au concret, la rivalité amoureuse doublée d’un sentiment de culpabilité devant la lâcheté humaine. Les deux personnages principaux fonctionnent en miroir l’un de l’autre, chacun étant la face d’une seule et même médaille militaire qui décore, à terme, « le héros de Benghazi ». Si bien que l’entièreté du long métrage fonctionne comme un pas de deux : les oppositions de caractère, de vaillance au combat, d’âge – Leith est jeune, Brand est vieux – traduisent la dualité d’une individualité tourmentée par l’adversité et terrifiée par la finitude de sa condition de mortel, rappelée chaque jour par les combats et l’âpreté d’une survie en milieu hostile. En ce sens, le film de Nicholas Ray, fort de symboles percutants à l’instar des mannequins dont la présence encadre l’expédition militaire, pose les bases d’une approche mentale de la guerre perçue comme un territoire de lutte de l’homme avec son semblable, dédoublant le soldat dont le corps physique affronte désormais le corps spirituel ; approche que prolongera d’ailleurs Bruno Dumont dans Flandres, sorti en 2006. Bitter Victory est un grand film sur la lâcheté récompensée et la vérité étouffée, un grand film sur la guerre et sa fabrique de l’héroïsme dont la finalité n’est pas tant la reconnaissance du mérite personnel que la promotion de gloires destinées à s’exporter jusque dans les manuels d’Histoire. Ce n’est pas anodin que le romancier à l’origine du livre ici adapté, René Hardy (1956), ait lui-même pâti de controverses liées à sa possible participation à l’arrestation et à la mise à mort de Jean Moulin pendant la Seconde Guerre mondiale : son œuvre est rongée par l’injustice inhérente à la guerre, cette dernière s’affranchissant de l’axiologie traditionnelle pour imposer sa justice à elle qui fond et confond la vérité et le mensonge. Nicholas Ray donne vie à un long métrage unique en son genre, fait de mirages, d’égarements et d’errances intérieures, magnifiquement mis en scène, portée par des acteurs magistraux et une partition musicale signée Maurice Le Roux.