À quatre-vingt-dix ans passés, Alain Cavalier a toujours bon pied bon œil. Il nous livre, selon la méthode qui est devenue la sienne depuis déjà quarante ans, filmant lui-même derrière son Caméscope, des « personnes » plutôt que des « personnages », le portrait de trois de ses amis : Boris Bergman, le parolier d’Alain Bashung avec lequel Cavalier a failli réaliser un film en 1987 qui ne s’est jamais tourné, Maurice Bernart, le producteur de "Thérèse", le film à succès d’Alain Cavalier en 1986, et Thierry Labelle, coursier qui embrassa brièvement le métier d’acteur pour tourner dans "Libera me" en 1993.
Le sujet du film, l’amitié, n’est jamais explicitement évoqué ; mais il transpire à chaque image, à chaque geste, à chaque réaction des amis auxquels Cavalier rend visite et qui manifestent avec une spontanéité profondément touchante l’émotion qu’ils ressentent et le plaisir qu’ils prennent à accueillir leur hôte. Celui-ci est d’une politesse exquise et en même temps sacrément intrusif avec sa caméra qui filme leur intimité au risque de révéler leurs travers.
Avait-il une idée en tête en effectuant ces visites ? On peut le croire ; car il reproduit à chaque fois le même protocole – au risque de créer à la longue un effet lassant de répétition. Il s’attache à filmer ses trois amis dans leur environnement quotidien, en visitant chaque pièce de leur logis, en les regardant cuisiner, en leur demandant de faire quelques pas hors de chez eux (pour donner une idée des lieux qui entourent leur habitation ?). Il filme également leurs compagnes – même si celle de Thierry, lourdement handicapée (?) refuse d’apparaître à l’écran.
Ce qui m’a frappé, c’est la différence de milieu des trois hommes. Bergman est un saltimbanque qui, s’il avait continué à boire et à se droguer aurait connu la même fin prématurée que Bashung mort en 2009. Bernart est un grand bourgeois, qui habite un appartement cossu à l’angle de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel et possède une gentilhommière en Normandie. Labelle enfin est un prolo tendance alcoolique qui est devenu propriétaire d’un modeste pavillon de banlieue en s’endettant sur vingt ans.
Si l’on était mauvaise langue, on dirait que ce troisième portrait a été ajouté aux deux autres pour en corriger l’effet trop élitiste. À la gauche bobo, du XXième arrondissement, à la gauche caviar du Vème, il fallait rajouter la gauche prolo du 9.3. Mais, chacun sait que je ne suis pas mauvaise langue. L’humanisme débordant qui transpire de chaque plan de ce film suffit à désamorcer cette accusation vipérine.