Paul Verhoeven n'a jamais aimé la science-fiction. Du moins pas plus que ça, selon ses dires. Cela n'empêchera pas le bougre de donner au cinéma, trois de ses meilleurs films dans le genre, Robocop, Total Recall et Starship Troopers. Si le second fut conçu préalablement comme un produit Schwarzy, à savoir muscles, flingues et gros calibres, Verhoeven ne se départit pas de son ironie légendaire et de sa violence exacerbée pour construire ce qui reste tjrs à ce jour le meilleur film prenant pour cadre la planète rouge. Quant à Starship troopers, il met en scène un conflit futur et improbable entre deux peuples, l'humanité civilisée (nous donc) où chaque individu (enfant compris) est appelé via flash-info et réclames propagandistes à faire son travail de citoyen. La jeunesse dorée, embrigadée par cette idéologie totalitaire, s'apprête à recevoir une formation militaire standard avant d'être sacrifiée sur le front, à savoir une planète étrangère, foyer de l'autre espèce belligérante, les arachnides où là-aussi chaque individu est mis à disposition pour servir une caste supérieure aux désirs d'expansion insensées.
C'est au premier film de cette trilogie que nous nous intéresserons, le bien-nommé Robocop. Quand il sort en 1987, le dernier androïde en date à avoir explosé le box-office sur son seul nom, est une petite production intitulée Terminator dont nous tairons le pitch ici, supposant que tout le monde le connait, ce qui peut toujours être faux d'ailleurs. La firme Orion (déjà détentrice des droits de Terminator) voit à travers le projet Robocop la possibilité de capitaliser encore plus sur la mode émergente des robots qui flinguent d'abord et parlent ensuite, et en confie la réalisation à un jeune réalisateur étranger, précédé de sa réputation de "hollandais violent", ayant encore tout à prouver en terre hollywoodienne. Mais je me répète, Verhoeven n'aime pas plus que ça la SF, d'ailleurs c'est sa femme qui le poussera à passer outre le titre ridicule et lire le script de Ed Neumeier et Michael Miner. Et elle avait raison. Verhoeven voit en l'histoire de Robocop l'occasion rêvée d'y aborder sous un angle (et un genre) nouveau ses thèmes de prédilection à savoir la corruption de la chair, l'aliénation de l'individu et la violence décomplexée. Nouveau en Amérique, il y voit aussi l'occasion de brocarder les travers de la société américaine en livrant plus qu'un actioner de SF, une véritable satire de la société américaine d'alors et encore d'aujourd'hui.
Mais venons-en à l'histoire du film:
Détroit en 2010, la métropole est en proie à une criminalité sans précédent. Les forces de police sont dépassées et menacent de se mettre en grève depuis leur rachat par l'OCP, un conglomérat militaro-industriel. Et la télé finit de nous décrire l'état de ce monde, en alternant flash-infos sur fond de crise mondiale et publicités improbables. C'est dans ce contexte qu'Alex Murphy, jeune officier de police se voit muté (volontairement!!!) en zone dangereuse et se fait tuer durant une descente. L'OCP désireuse de lancer un programme de policiers synthétiques et détenant au préalable les droits du corps de Murphy (appréciez l'ironie) transforme ce qui reste du "défunt" jeune homme en cyborg de chrome massif, programmé pour faire respecter la loi. Le nouveau justicier mène alors la vie dure aux criminels de tous types et parait n'avoir absolument plus rien de l'homme qu'il fut jadis. Jusqu'à ce que les souvenirs de Murphy se manifestent...
De prime-abord, l'intrigue épouse vaguement les contours du schéma-narratif d'un simple vigilante movie (film de justicier), pour mieux les détourner (ce n'est pas un proche du héros qui est tué ici, c'est lui-même) et brocarder les travers d'une société livrée au capitalisme sauvage et à la criminalité débridée.
Tout et tout le monde y passe dans Robocop, du jeune flic idéaliste et un brin naïf, servant successivement de chair à canon, de cobaye, de prototype et d'esclave, aux criminels psychotiques et incurables qui massacrent joyeusement le-dit flic à coup de fusil à pompe à bout portant, en passant bien-sûr par la lutte de pouvoir que se livrent un vieux requin et un jeune loup de l'OCP, rien ni personne n'est épargné. Pas même le président des Etats-Unis, que l'on aperçoit lors d'un flash-info, flotter stupidement dans une navette spatiale.
Verhoeven prend le contre-pied d'un actioner lambda, pour nous livrer SA vision caustique et dépressive de l'Amérique des années Reagan. Son décorum : Détroit dans ce qu'elle aurait pu être un jour (si entretemps la crise ne l'avait pas frappé de plein fouet), un haut-lieu de l'industrie où règne sans partage une corporation toute-puissante, aliénant quotidiennement les foules via une propagande insidieuse à travers flash-infos et réclames publicitaires agressives. Une mégalopole qui se veut à l'avant-garde du progrès technologique mais apparaît aussi comme une zone de guerre perpétuelle, où la police impuissante s'apprête à déposer les armes, face à une criminalité implacable et la dégénérescence générale des mentalités. Il faut voir cette bande de mafieux, dans un pur moment de jubilation puérile, s'éclater à cribler de balles un pauvre flic. Et voir les rues de la ville s'embraser et livrées au pillage dès lors que la police se met en grève. Il faut voir les zones industrielles en friche servant de repère à tous les fuyards.. les collusions entre financiers et mafieux.. les panneaux publicitaires utopiques annonçant en arrière-plan un avenir radieux à travers la construction d'une nouvelle ville sur l'ancienne. L'endroit tel quel est impossible à sauver, les industriels le savent et s'apprêtent à tout raser en espérant éradiquer le mal au passage. De leur cynisme et leur immoralité va naître la figure messianique d'un homme qui ne l'est plus mais tente comme il peut, de le redevenir. Devenu un être grotesque et insensible, n'ayant à priori d'humain que le visage qu'il cache sous un masque cyclopéen, Murphy se découvrira les rêves et les souvenirs d'une vie heureuse à jamais révolue. Et c'est à travers ceux-ci et son désir de justice et de revanche, qu'il redeviendra progressivement humain.
Car Robocop c'est aussi un film de vengeance. A peine arrivé, à peine massacré, le corps d'un jeune flic est racheté en pièces détachées par l'OCP, corporation prométhéenne qui en fait un cyborg implacable et sans état d'âme. Mais quand le robot se met à rêver, c'est sa vie antérieure qui lui apparaît, sa propre mort et le bonheur d'une vie de famille heureuse à jamais révolue. Et quand le robot se met à serrer les dents de douleur et de rage, c'est l'humanité du défunt qui s'exprime, pleurant s'il pouvait pleurer et réclamant justice. Robocop, pas un film de vengeance ? Ouvrez vos esgourdes et écoutez le robot hurler.
On a souvent proposé une interprétation christique du film de Verhoeven. A sa sortie, le réalisateur soulignait malicieusement que son héros marchait sur l'eau à la fin du métrage. L'exécution de Murphy, ultra-violente, renvoie pour certains à une crucifixion. Mais en cherchant bien, dans tout le film, on ne trouvera pas une seule référence explicite et évidente sur la religion, que ce soit dans les dialogues ou les décors (contrairement à ses suites). Pas de prêtres, pas d'église, pas de croix. Les financiers cyniques de l'OCP représentent une nouvelle forme de clergé, leur doyen ressemblant à une sorte de Jean-Paul II en costard-cravate et col blanc. Le seul dieu qu'ils reconnaissent est celui du profit. L'argent a tout pouvoir dans ce monde, y compris d'acheter les corps de défunts pas encore totalement refroidis pour les transformer à leur guise. Afin de lutter contre le crime et l'hérésie qui menace leur temple, ils créent donc une sorte de croisé. Au sortir de La Chair et le sang, Verhoeven propose ainsi sa vision d'un chevalier futuriste, portant armure et casque en acier chromé. A travers son heaume de titane, Murphy n'a qu'une vision unique et restreinte, celle d'un vassal servant uniquement les intérêts de ses maîtres. Ce casque représente son appartenance à l'OCP, sa perte d'identité et son abrutissement. Ce n'est qu'en le retirant et en osant contempler le reflet de son visage dans un bout de verre poli, qu'il appréhendera la terrible vérité de son existence perdue. Et c'est dans une confrontation ultime avec ses anciens bourreaux qu'il accomplira sa vengeance ("Je ne viens pas vous arrêter cette fois-ci." lancera-t-il à son assassin) et se réalisera à nouveau humain. Et à travers son nom lancé en toute fin de métrage, c'est son humanité retrouvée et son individualité qu'il proclame.
Proposant une tonalité subversive des plus réjouissantes, le film de Verhoeven se regarde aujourd'hui avec un plaisir inaltérable. Le réalisateur rivalise d'astuce et d'audace pour livrer un spectacle sans commune mesure. De chaque séquence de son métrage, transpire la volonté du réalisateur d'aller à l'encontre des attentes légitimes du public pour un tel film de genre et de ne pas livrer qu'une énième variation sur un thème de SF alors déjà usé jusqu'à la corde. Ainsi, dans Robocop, chaque protagoniste acquiert sa consistance et apporte son lot d'enjeux et de conflits, chaque débordement de violence se voit contre-balancé par un cynisme déstabilisant, chaque acte se voit astucieusement annoncé par une réclame subversive. Et même quand la problématique du passage de l'homme à la machine s'impose, Verhoeven transcende la narration en imposant une métamorphose hors-champ via le point de vue subjectif suffisamment explicatif de celui qui subit la transformation. Au-delà de toute cette inventivité visuelle et narrative, et sans négliger pour autant les scènes d'actions spectaculaires, bien au contraire (il suffit de voir le pugilat entre Robocop et l'ED ou la confrontation finale dans l'aciérie), le réalisateur propose en filigrane une extrapolation des dérives de son nouveau pays d'adoption via ces fameux flash-infos puant la propagande corporatiste où ces fausses pubs s'attaquant en substance aux mentalités américaines.
Le casting est parfait, que ce soit Peter Weller dans le rôle-ingrat et contraignant de Murphy/Robocop, Nancy Allen en parfait contre-emploi dans un rôle de femme-flic teigneuse ou le charismatique Kurtwood Smith dans le rôle de cette magnifique ordure de Clarence Boddicker. Quant à la musique magistrale du regretté Basil Poledouris, elle finit de souligner l'émotion et la cruauté extrême que délivrent toujours les images du métrage à ses spectateurs.
Visuellement, le film supporte bien le poids des années. Les maquillages et prothèses conçues par Rob Bottin pour Robocop sont toujours aussi bluffants, Bottin se révélant le chef de file de son époque (aux côtés de son mentor, Rick Baker, entre autres) en matière de créature animatronique et de splatter-fx, en témoigne d'ailleurs le prix qu'il reçut au festival d'Avoriaz pour son "homme visqueux". Quant à l'ED-209 conçu en go-motion par Phil Tippett, bien sûr il accuse son âge par rapport aux nuées de robots modernes mais impressionne toujours par la fluidité de son animation. Robocop ayant été réalisé quatre ans avant l'avènement des effets spéciaux numériques, Phil Tippett restait le maître de l'animation image par image et son travail sur le Robocain de Robocop 2 s'avère être la pièce maîtresse de son oeuvre d'alors.
Face à une telle somme de talents, on ne peut que rester admiratif devant l'oeuvre accomplie et apprécier le spectacle tout en méditant sur ce futur dégénérescent, par certains aspects très proche de notre présent.
Se pose alors une question, Verhoeven aurait-il fait mieux s'il avait aimé la science-fiction ?