"El Sur", le Sud, pourrait promettre des paysages ensoleillés dans le bas de l'Espagne ; mais détrompez-vous! On ne verra jamais vraiment ce Sud sur l'écran; c'est un film où le non-dit a autant d'importance que le dit, où les ombres sont au même niveau que les lumières. Les ombres, ce sont celles de la narration comme de la réalisation. Ombres narratives, parce que le cinéaste laisse beaucoup de place au hors-champ, ne dévoile jamais totalement le mystère, pour que, comme dans la plupart des grands films, le spectateur soit libre d'interpréter et de remplir ces vides à sa guise. Ainsi, on ne saura jamais vraiment qui est ce père sourcier, qui est cette femme du sud. La narratrice nous avertit dès la première scène qu'elle évoque une image que peut être, "en realidad yo inventé", c'est à dire une réalité qu'elle pourrait avoir inventé. Et de fait, nous ne pourrons pas déceler avec certitude la part de l'imaginaire et la part du réel dans ce que l'on voit à l'écran.
Le film questionne, dans la lignée de « l'esprit de la ruche », l'exploration de l'enfance et la question de l'imaginaire, du mythe, sa fascination et son danger, ses conséquences sur la réalité. Encore une fois, Erice a l'intelligence de laisser tout cela à l'état de question, sans juger les personnages, sans imposer un message. L'imaginaire, le mythe, sont incarnés par le père mythifié (par sa fille) qui devient progressivement un père réel. Il faut évoquer aussi le rôle du cinéma dans ce questionnement, créant une mise en abyme passionnante. Erice rendait déjà hommage à "Frankenstein" dans son film précédent; ici il convoque le mélodrame hollywoodien et son personnage de la femme fatale (très belle Aurore Clément) et fait un clin d'oeil à l'Hitchcock de « Shadow of a doubt » (comme si le père mystérieux renvoyait à l'étrange oncle Charlie de son prédécesseur).
L'importance de l'ombre se retrouve aussi dans la réalisation, qui est tout aussi inspirée que dans le premier film d'Erice. De nombreuses scènes fonctionnent comme des tableaux en clair-obscur, le montage enchaine très gracieusement ces plans superbes, c'est un vrai plaisir pour les yeux, et c'est tout à fait cohérent avec le scénario. Je pourrais regarder un film d'Erice pendant des heures rien que pour cette maitrise incroyable de la lumière. Je regrette peut être simplement la présence de la voix off parfois trop démonstrative, là où le silence rend souvent un meilleur service aux images, ainsi qu'une conclusion peut être trop hâtive, donnant comme un gout d'inachevé.
Mais ce n'est pas grand chose comparé aux immenses qualités de ce El Sur, un de ces grands films qui apprivoisent le mystère.