En adaptant l’autobiographie de Priscilla Beaulieu-Presley (qui produit le film), Sofia Coppola braque la caméra sur celle qu’on ne devait pas voir, celle qui devait rester dans l’ombre, celle qui ne vivait pas pour elle, mais seulement pour lui. Le film est parfaitement chronologique, il débute en Allemagne avec une gamine de 14 ans timide et rêveuse, qui voit carrément le prince charmant débouler dans son existence ennuyeuse et l’embarquer pour une vie de rêve, de paillettes et de musique. Le film se termine alors qu’Elvis est rendu totalement amorphe par les médicaments, bouffi et malade, elle le quitte pour ne pas sombrer avec lui. Doté d’un habillage musical épatant (avec au final, fort peu de morceaux de King lui-même, peut-être pour ne pas trop focaliser l’attention sur lui une fois de plus), le film est esthétiquement très soigné. Les tenues de l’un comme de l’autre (mais surtout celle de Priscilla, très belles), le décor rococo de Graceland où Priscilla s’ennuie ferme, tout l’habillage du film est très intéressant. Certaines scènes sont filmées volontairement à l’ancienne, comme si elles émanaient d’une caméra amateur de l’époque (gros grain, surexposition, cadrage improbable), particulièrement les scènes publiques comme le mariage, pour donner encore plus d’authenticité au propos. Les scènes en Allemagne ont une photographie très sombre, les scènes à Graceland aussi parfois, pour une maison flamboyante du Sud, son intérieur est froid et inhospitalier, en particulier la très vilaine chambre à coucher. Le film est parsemé de scènes d’ennui, où on voit Priscilla errer dans la grande maison vide, chercher vainement à s’occuper. Cela donne une impression de langueur et même parfois d’un film un tout petit peu contemplatif. Mais c’est voulu, pour accentuer la solitude totale de cette gamine. Le film se termine un peu sèchement, lorsque le générique de fin arrive sur l’écran on est un peu pris de court, on aurait bien aimé voir cette jeune femme reconstruire sa vie, devenir comédienne, se faire des amis à elle, bref, devenir enfin une femme moderne et libre. Caelee Spaeny campe une Priscilla Beaulieu très convaincante, de gamine effacée, elle devient très progressivement une femme, comme si elle sortait très lentement (et douloureusement) de son cocon. En plus d’être très jolie, elle arrive à donner à cette très jeune fille sous influence, qui tolère tout, accepte tout, pardonne tout, une vraie personnalité et ce n’était pas gagné. L’Elvis Presley incarné par Jacob Elordi (ma foi assez ressemblant) fait un peu le voyage inverse. Au début, il est charmant, prévenant, délicat et clairement amoureux. Il se comporte comme un gentleman,
leur aventure sera très longtemps platonique
. Mais Elordi compose un Elvis complexe et insaisissable, immature totalement soumis au Colonel Parker (que le film ne montre jamais mais qui est cité sans arrêt) tant pour sa vie publique, son travail au cinéma et en musique mais aussi pour sa vie personnelle. Et quand ce n’est pas le Colonel qui décide, c’est Aaron Presley, son père. Lui vit entouré de sa cour de copain, et veut que sa Priscilla reste bien gentiment à l’attendre à Graceland, quoi qu’il fasse. C’est un homme du Sud qui veut sa femme au foyer, son flingue à la ceinture et qui veut décider de tout (comment elle doit s’habiller, sa couleur de cheveux…). Elle accepte tout, et pour le spectateur de 2023 c’est déroutant, on a parfois envie de la secouer. L’interprétation de Jacob Elordi est très convaincante aussi, et elle donne d’Elvis une image très contrastée. C’est l’image qu’en a Priscilla, elle était la mieux placée pour voir le vraie Elvis, aussi j’imagine que le film est pertinent sur ce point. Le scénario se focalise sur elle et seulement sur elle. Lorsque le film montre Presley, c’est avec elle, jamais seul de son côté. Ce qu’il fabrique de son côté, ses films, ses liaisons, on les devine en même temps que Priscilla les découvre dans les pages des magazines. Le film insiste sur la médication de Presley
(et de Priscilla a qui il file des amphétamines alors qu’elle n’a pas 15 ans !)
qui a commencé très tôt. Au final, « Priscilla » est un film féminin, à défaut d’être un film féministe. Le film montre qu’il est impossible d’être heureux lorsqu’un tel déséquilibre existe au départ. La différence d’âge évidemment, mais surtout la différence de statut au départ : lui est le roi du monde de la musique, elle n’est qu’une collégienne. Le conte de fées qui s’offre à la jeune fille est un poison lent, une cage dorée. Leur amour, aussi sincère qu’il soit
(et le film n’est pas ambigu la dessus, ils s’aiment sincèrement)
est condamné d’avance.
La meilleure décision de sa vie fut surement de quitter Elvis avant d’assister impuissante à sa déchéance.
« Priscilla » est un film intéressant sur le fond et esthétiquement très beau, et qui mérite le déplacement.