J'ai vu Taxi Driver avec l'envie de le critiquer; comment se pouvait-il qu'un film fasse à ce point l'unanimité, et qu'on me l'ait conseillé pendant plus de dix ans? Comment aurai-je pu ne jamais avoir eu la fois de le voir? C'était, à n'en pas douter, du au simple fait que je ne supporte pas que l'on me rabâche mon inculture de n'avoir pas vu tel film ou tel film. Parti pour le critiquer, j'ai très vite déchanté.
Dès ses cinq premières minutes, le choc fut inattendu : au premier dialogue en fait, tandis que De Niro conduit pour la première fois ce taxi mythique, et qu'il déclame avec désillusion toute sa haine du monde civile moderne. Lui, le vétéran du Vietnam qui n'exista qu'à la guerre (on le devine plus qu'il ne le dit) et se retrouve seul au retour du combat, pas même estimé par ses collègues chauffeurs de taxi.
Dès l'affichage de son titre, aussi; magnifique fluidité de ce taxi qui dévoile le titre à mesure qu'il avance lentement, bloqué dans le temps qui passe sur cette musique lancinante et mélancolique. On comprend alors qu'on suit un grand film, surement le chef-d'oeuvre de son réalisateur; pour n'avoir plus à voir que son Casino, Taxi Driver incarne le sommet de la carrière de Scorcese, surpassant les excellents Ragging Bull, Shutter Island et Loup de Wall Street.
C'est avant tout par l'intelligence de son propos qu'il sublime l'expérience du spectateur : porté sur l'expérience paranoïaque d'un homme seul (qui inspira la surprise de l'année 2019, Joker), il se concentre sur cet électron libre destiné à entrer en collision avec une société à la dérive montrée comme jamais jusque là par la caméra virtuose de son réalisateur, artiste capturant avec une précision et un réalisme uniques, qu'aucun ne sera parvenu à retrouver jusqu'aux Cimino (L'Année du Dragon) et Phillipps (une nouvelle fois, Joker), qui livrèrent à leur tour leur vision décadente d'une Amérique déchue.
Il n'y a plus de rêves dans ces films, plus aucune manière de s'élever autrement de la condition désastreuse de ces rues malfamées que le recours à l'ultraviolence, à la justice personnelle, au rejet de l'étranger directement tenu comme responsable des travers du monde moderne. Taxi Driver incarne de fait le renouveau des thématiques du cinéma des années 70, porté par l'un des pères fondateurs de ce Nouvel Hollywood révolutionnaire, qui vit l'explosion, avec ce deuxième scénario incroyable, de la carrière de Paul Schrader.
On passe donc d'une société cinématographique américaine impeccable, propre sur elle et modèle de beauté à tout un monde occidental à cet ovni sans concession, où le seul mode de vie restant du Nouveau Monde est celui du punk, du paria, du marginal rejeté par les membres tendances de la société, les gens normaux à la vie aussi jolie que leur bouille d'ange est tentatrice d'amour, qui sera rétrospectivement le seul à avoir levé le petit doigt pour aider une gamine de 12 ans et demi à dégager de sa vie désastreuse de prostituée camée.
New York n'est plus ce qu'elle était; du moins, elle est peut-être enfin montrée, d'un côté, comme elle a toujours été : sale, cosmopolite et pauvre, à la limite de l'infâme et clairement insécure. De ses sex-shops montrés en premier plan à ses séances lumineuses de films porno, il semble nécessaire d'être vicieux, de vivre suivant des moeurs décalés pour se retrouver dans ce New York nocturne, pour s'y sentir au moins chez soi.
Seulement, le malheur y est si répandu qu'il ne suffit plus d'être marginal pour accepter le quotidien de ses habitants : il faut extrémiser ses positions politiques, partir sur le terrain de la discrimination ethnique pour trouver un ennemi, une figure à combattre. Cela, Scorcese et Schrader le dévoilent en trois temps : au travers des afro-américains que Bickle dévisage, dégoûté dans un premier temps, puis par l'intervention dans l'intrigue d'un candidat à la présidentielle hypocrite lorsqu'il s'agit d'avancer qu'il aime côtoyer le peuple.
Il insultera les premiers dans son taxi pendant la première partie du film, et se détournera de ce nouvel objectif dès la déclaration, dans l'intrigue, de la déception amoureuse qui change tout : s'il représente cet état qui abandonna les soldats américains au retour du Vietnam (il faut voir à ce sujet l'émouvant Né un 04 juillet avec Tom Cruise), Leonard Harris, député Palantine, entrave la vie sociale de Travis Bickle et incarne, jusqu'à la rencontre avec le mal véritable du film, les déceptions amoureuses de De Niro, qui trouva là le rôle de sa vie (juste devant sa reprise de Marlon Brando dans Le Parrain : 2e partie).
Ce troisième ennemi, incarnation selon Bickle du vice qui gangrène sa société, est tenu par un irréprochable et méconnaissable Harvey Keitel, qui croisa déjà le destin de De Niro dans un Scorcese avec le décevant Mean Streets, dans lequel il tenait le rôle principal et son compère le secondaire. Geôlier de l'impeccable Jodie Foster, il campe son rôle de salaud avec son talent habituel, brillant en seulement deux scènes sur un film de presque deux heures.
Il a la principale qualité d'amener dans l'intrigue la véritable histoire d'amour que connu le fascinant Travis Bickle, impressionnant dans ce magnifique plan séquence durant lequel il fait légèrement basculer sa télévision jusqu'à la retrouver par terre, explosée, signe qu'il abandonne complètement cette société du superficiel pas même bonne à faire autre chose que s'écraser violemment sur un sol crasseux, dans une indifférence générale contraire à la destinée célèbre de son personnage.
Cette histoire d'amour, loin de concerner cette dame distinguée de Betsy (ambiguë Cybill Shepherd), concerne la gamine Foster qui se place dans l'intrigue comme en miroir de la seule chose qui reste à la société moderne, l'innocence de l'enfance. Cette enfance de Bickle dont on ne connaît absolument rien semble si désastreuse qu'il n'aura de rédemption possible qu'en permettant l'éclosion de celle de cette fille qui inspira très clairement Portman pour son rôle dans le spectaculaire Léon.
Magnifique relation qui se termine dans une apothéose de sang, point culminant des thématiques sociales d'un chef-d'oeuvre du septième art à la portée dramatique inconcevable, elle-même portée par une esthétique poisseuse et des plans iconiques dont on se souvient à vie (le dernier plan sur Bickle, posé sur le canapé, les doigts contre la tempe fait partie des plus iconiques et profonds de l'Histoire du cinéma).
Taxi Driver, un film torturé sur la remise en question d'une société toute entière qui, à l'époque, se rendit compte de ses moeurs décadentes et du mal qui commençait à souiller ses rues. Une oeuvre traumatique intemporelle qui résonne encore sur la situation actuelle du monde occidental, entre rejet des autres et ultraviolence héroïsée, entre hypocrisie de politiques opportunistes et construction de notre humanité sur notre célébrité sociale.
Le chef-d'oeuvre de Scorcese, un film politiquement très juste qui pousse à réflexion. A ces dix années de conseils, je lance un grand merci.