Le jeu occupe une place centrale dans le cinéma de Woody Allen, qu’il prenne la forme du badinage des amants ou de la structure du récit multipliant les retournements de situation et la redistribution des rôles. Coup de chance concentre cette thématique et s’affirme telle la synthèse d’un savoir-faire et d’un regard sur l’homme, croisée avec le respect du drame bourgeois à la française qui lorgne du côté de Claude Chabrol. Le film brosse le très beau portrait d’une femme qui prend conscience de son ennui et de son statut de trophée lorsqu’elle retrouve, par hasard, un ancien camarade de lycée : leur relation naissante raccorde Fanny à un passé synonyme de liberté de mouvements et d’entreprises, qui revient la hanter sous l’aspect d’une mélancolie tenace que lève Alain. Un triangle amoureux se met en place, quoique ce dernier se teinte des préoccupations financières inhérentes au milieu social croqué : « je dois rester avec lui si nous voulons avoir un avenir ensemble », aveu d’une lucidité sur la situation qui installe Fanny au croisement de deux destinées contraires, la vie de bohême d’un côté et celle du monde de l’argent de l’autre, qui se traduit à l’image par une distinction entre la chambre de bonne sous les comble pour l’un, style baroque, et l’appartement haussmannien, style classique, de l’autre.
Woody Allen s’amuse des clichés mobilisés, et jongle habilement avec eux comme des sentiments successivement éprouvés, de l’amour à la rancœur, de la colère à la cruauté. Le personnage du mari, interprété par un Melvil Poupaud qui paraît encore engagé dans L’Amour et les forêts – chef d’œuvre de Valérie Donzelli sorti en 2023 –, revendique d’ailleurs une passion pour les petits trains, qu’il définit comme une métaphore de la liberté dûment acquise pour fuir les moqueries adolescentes ; paradoxe savoureux, puisque c’est ce retour à l’adolescence qu’il ne supportera pas chez Fanny. Coup de chance illustre à merveille l’hypocrisie conjugale, s’empare des grands temps du couple pour mieux les miner de l’intérieur : le renouvellement des vœux intervient quand l’amant est porté disparu, le week-end forestier vise moins à divertir la belle-mère qu’à la faire disparaître elle aussi, les propositions de déjeuner visent à démasquer la coupable et non à partager un moment de convivialité avec l’être aimé.
Voilà un theatrum mundi des plus plaisants, bien joué et réalisé, que la critique a injustement boudé à sa sortie en salles.