Kaurismaki fait partie de ces rares cinéastes dont on reconnait les films dès la première image : des personnages solitaires et taciturnes, de condition modeste, qui évoluent dans des décors particuliers opposant des intérieurs très vintages à des plans extérieurs bien ancrés dans le monde contemporain. « Les feuilles mortes » ne fait pas exception avec son mobilier de l’après-guerre, ses juke-boxes, ses affiches de cinéma collées au mur comme dans les années 1950, ses téléphones à cadran, ses trains aux banquettes de molesquine et surtout ses transistors sortis tout droit des placards de nos grands-parents et qui débitent pourtant inlassablement les nouvelles terrifiantes de la guerre en Ukraine.
Ces décors si propres au réalisateur finlandais sont le lieu de vie des deux quadragénaires qu’il met en valeur dans « Les feuilles mortes ». Un homme et une femme, qui ne se fréquentent pas au départ mais dont la vie se ressemble étrangement : tous les deux soumis à des conditions de travail précaires et au diktat de petits chefs qui n’acceptent pas le moindre écart, tous les deux contraints de s’accommoder d’un logement des plus rudimentaires, elle dans un appartement excessivement modeste, lui dans un container aménagé en dortoir. Deux êtres esseulés, anonymes, tristes, timides, dont le seul ami est un collègue de travail. Deux personnages empruntés, peu loquaces, dont les rares dialogues sont d’une platitude extrême mais qui parviennent à exprimer tellement d’émotions au travers d’un regard, d’un sourire ou d’un geste.
La force de Kaurismaki est d’introduire une lueur d’espoir dans leur quotidien rempli de morosité. Et l’espoir ne vient pas d’éléments matériels, mais d’éléments purement humains. Comme il l’avait déjà démontré dans ses précédents long-métrages, la nature humaine a le don d’apporter chaleur et réconfort à ceux qui en ont besoin, qu’il s’agisse d’aider « L’homme sans passé » à recouvrer la mémoire, l’adolescent africain du « Havre » à réaliser son rêve de rejoindre l’Angleterre ou le refugié syrien de « L’autre côté de l’espoir » à pouvoir se reconstruire loin de la guerre. Dans « Les feuilles mortes », c’est la perspective de tomber amoureux et celle de pouvoir potentiellement vivre à deux, qui apporte cette étincelle d’espoir que Kaurismaki allume au départ et qu’il garde intacte tout au long du film malgré les péripéties qu’il met en travers de la route de ses deux personnages. Ni l’un ni l’autre n’a connu l’amour auparavant. Chacun voit en l’autre l’occasion ultime de tomber enfin amoureux et d’aspirer au bonheur.
Mêmes personnages sans envergure, même mélancolie, même lueur d’espoir parcourant le film de bout en bout, même décors, mêmes containers que dans ses précédents films : « Les feuilles mortes » ne serait-il rien d’autre qu’un Kaurismaki de plus ? Pas si sûr. « Le Havre » rendait hommage aux Impressionnistes, notamment à Claude Monet qui a souvent posé son chevalet dans la cité normande. « Les feuilles mortes » fait, quant à lui, référence au 7eme art qui jalonne le film à travers des clins d’œil répétés à plusieurs grands maîtres tels Visconti, Jarmush, Godard ou Chaplin. Ses deux héros ne sont certes pas cinéphiles, mais Kaurismaki transforme leur cinéma de quartier en un lieu de rencontre capable de faire naître les sentiments et de donner de la substance à une histoire d’amour. Voir des films a le mérite d’apporter des instants de bonheur, de rendre meilleur et pourquoi pas de sortir d’une dépression dont l’alcool, omniprésent dans « Les feuilles mortes », semblait jusqu’à présent le seul remède.