Film mythique de Federico Fellini, qui s'ouvre sur la vente, par sa pauvre mère à un saltimbanque nommé Zampano (Anthony Quinn), de sa fille Gelsamina – interprétée par Giulietta Masina, l'épouse de Fellini. Gelsamina suit donc cette brute épaisse de Zampano, spécialiste d'un numéro consistant à briser une chaîne par la seule force de ses muscles pectoraux, afin d'apprendre de son maître quelques tours, mais aussi afin de présenter et d'accompagner le tour principal de son souverain pédagogue. Le style du film est clairement néo-réaliste, histoire de petites gens, du peuple, de la vie... Mais tout ça est baigné dans une réflexion très riche voire métaphysique, dans une structure très calculée, intelligente, en même temps que dans une atmosphère très burlesque.
Bref, une asymétrie fondamentale traverse tout le film : en haut, Zampano, bourru personnage, l'homme de la force sans finesse, de la tradition (tradition sociale, puisque Zampano est un macho absolu, mais aussi tradition individuelle, puisque le caractère même de Zampano est immuable : bourrin, grande gueule, limite alcoolo, et enfin tradition même artistique ou professionnelle, puisqu'il ne changera jamais de tour), l'homme anti-nouveauté, anti-changement, anti-transformation, la figure de la fermeture, de la clôture, du mouvement concentrique. En bas, Gelsamina, qui subit la loi de cet homme abominable en ployant l'échine, est la figure de l'ouverture (elle ne demande qu'à apprendre), du mouvement excentrique (elle quitte son foyer familial pour partir sur les routes, vers l'inconnu (alors que Zampano, lui, qui fait le même chemin, tourne en rond, répète sans cesse son parcours)) ; contre la loi, Gelsamina forme l'exception, contre les finalités externes (manger, gagner de l'argent), elle est la seule finalité interne qui puisse – comme un couronnement de l'art pour l'art. Asymétrie foncière, qui se renverse donc, implicitement, du côté de Gelsamina (où sont toutes les hautes valeurs) : La Strada conte l'inversion d'une inégalité (et ce, en dépassant une fausse première inégalité, ET à travers une égalité (Gelsamina, en restant fidèle à la figure de la fidélité, ironise et détruit la fidélité, produit un décalage, une nouvelle asymétrie où elle est en haut et Zampano en bas).
Mais La Strada n'est pas un film trop simplement duel ; il dessine une triangulation impossible. Le troisième terme, c'est Il Matto (Richard Basehart), le Fou, personnage lunaire, absolument antithétique à Zampano, comme son envers parfait, et en même temps le soleil qui rayonne sur Gelsamina, sa bonne conscience en même temps que son modèle – et le creux noir de son inspiration artistique. Le Fou s'oppose à Zampano comme le spirituel au corporel, comme l'air à la terre ou l'esprit à la matière : il est le funambule qui marche sur le fil de la bête humanité, le rire de Zarathoustra qui fait vaciller les foules – la grande fêlure heureuse et artistique. Par là, tel un fil solitaire et fragile surplombant les abîmes, le Fou est l'homme du risque, de la tentative et de la mort : alors que Zampano est destiné à vivre longtemps, comme une bête de somme, le Fou est certain de succomber rapidement, face à l'imminence périlleuse des hauteurs (il y a un peu du mythe achilléen dans ce Fou). Le Fou est la figure divine du renouvellement (contre la tradition et la continuité), de l'art mouvement, de l'équilibrisme ; par là, le Fou est l'archétype de la mélodie : pas un ensemble continu de notes, hiératique, désordonné, mais une irruption, un événement qui ne vaut que comme tout, une rupture temporelle dont les premières notes appellent les dernières et les dernières rappellent les premières. Zampano ne pourra jamais sortir de sa trompette que des notes ; le Fou, lui, chante, interprète, «mélodise» en toute nécessité.
Si bien que cette grande valse à trois – Zampano Gelsamina le Fou – forme une dialectique dont le moteur est la femme. On voit évidemment de quel côté penche Gelsamina : elle, la fille un peu bête, l'idiote du village, la simple d'esprit, est une autre figure de la Folie. Comme le Fou, elle «mélodise», et ne vit que pour l'art. Mais elle décide pourtant de rester avec Zampano, celui qui la brutalise quand elle tente de s'échapper, ou de fuir l'ivrogne. Gelsamina, c'est la réconciliation des contraires ; figure quasiment hégélienne, elle reprend en elle les contradictions Zampano-le Fou pour les résoudre en elle. A Zampano manquait l'art pour l'art, la finesse et le rire ironique ; mais au Fou manquait l'amour. Gelsamina est si l'on veut la réunion des opposés, la figure de l'amour aussi bien que celle de l'art pour l'art : la femme de la mélodie, mais jouée à la trompette ; l'art du Fou, dans les conditions de Zampano. Quand Gelsamina joue son air de trompette, magnifique, elle tutoie à la fois le ciel et la terre, l'humain et le divin. Gelsamina, figure totale.
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note 17/20) :
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