Ivo van Hove passe pour un metteur en scène plutôt provocateur. Ceux qui seront allés voir sa version de Don Giovanni donnée au MET (après être passée par Paris) pour la provocation seront bien déçus: la vision de Van Hove est d'une fidélité absolue. Sauf que Don Giovanni révolvérise le commandeur, ce qui ne le rend que plus lâche; oui, une rapière est difficile à porter avec un costume trois pièces.
En effet, ça se passe de nos jours ce qui met, peut être, plus au grand jour encore l'ignominie du personnage. On a sans doute trop eu tendance à avoir de l'indulgence pour les Don Juan; de combien d'acteurs n'a t-on pas dit, avec un sourire attendri "c'est un Don Juan...", avant que Me Too ne pointe le bout de son nez. Et qui n'a eu pour Ruggero Raimondi, chez Losey, les yeux d'Elvira?
Ici, les cartes sont sur la table: Don Giovanni n'est pas un séducteur, c'est un Trump, un Weinstein, qui, lorsqu'il ne peut pas obtenir ce qu'il veut par la cajolerie, n'hésite pas à recourir au viol. Evidemment, Peter Mattei est grandiose dans ce rôle qu'il a vraiment fait sien. Ce sera le Don Giovanni de notre temps, non pas la plus grande voix sans doute (mais admirablement conduite!), d'ailleurs on ne demande pas au chanteur d'avoir une grande voix: il ne chante pas! Mozart le déteste tellement qu'il ne lui a même pas écrit un grand, un bel air comme aux autres protagonistes, il a juste droit à une chanson à boire et une mélodie facile pour mandoline accompagnante...
Peter Mattei s'empare du rôle, sa grande silhouette svelte bouge bien, il phagocyterait la scène.... s'il n'était si bien entouré! Même s'ils ne sont pas tous très connus, ils sont tous excellents, tous mozartiens accomplis, tous de vrais acteurs. Et ont, à peu près tous, l'âge de leurs rôles!
A commencer par le Leporello du tchèque Adam Plachetka. Plus un physique de garde du corps que de valet, mais un acteur né, qui se sort avec maestria de son catalogue!
Que dire des trois dames! L'Italienne Federica Lombardi est une Anna aussi belle que talentueuse.
La petite chinoise Yin Fang est une exquise Zerline.
Quant à la portoricaine Ana Maria Martinez, un peu moins sexy (et jeune) que les autres, elle incarne parfaitement cette pauvre monomaniaque d'Elvira.
Le petit rôle du commandeur est également magnifiquement assuré par la (encore) jeune basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk
Enfin, la surprise du chef, c'est Ben Bliss; le rôle d'Ottavio est si souvent confié à des ténors insipides, et là nous avons un jeune type séduisant qui d'ailleurs a séduit Anna, et nous écoutons ses deux grands airs non pas avec ennui, mais avec grand plaisir...
Car oui... il y a énormément de sensualité dans la mise en scène. Non seulement Masetto et Zerline se roulent l'un sur l'autre sans gêne, mais il y a manifestement beaucoup de sexe dans la relation entre Anna et son fiancé. On nous montre si souvent, par routine, (ou par recherche d'une pseudo originalité, en laissant entendre qu'Anna aurait ressenti, pendant son viol, un petit quelque chose... Horreur! Me Too se bande les yeux) la jeune femme se résignant à épouser le fade Ottavio; oubliant une chose: Anna dit bien que lorsque "quelqu'un" est rentré dans sa chambre obscure, elle a d'abord pensé qu'il s'agissait de son fiancé; bon, ça veut bien dire qu'ils avaient une certaine intimité, non?
Il n'y a qu'un décor, et il est lugubre. Une petite ville médiévale, où des palais délabrés se serrent les uns contre les autres, desservis par de raides escaliers, où on peut s'interpeller d'un balcon à l'autre, séparés par des ruelles. Devant, une petite place, c'est là où tout se passe. Pas de figurants, point de sémillantes bergères, un (très) vague semblant de ballet au ralenti. N'est ce pas normal que ce soit si sombre? Quand même, pour que le maitre et son valet puissent être confondus par le biais d'un vague changement de veston.... il fallait que l'ambiance soit sacrément opaque!
Et puis, dans la scène finale, l'entrée du Commandeur s'accompagne, enfin, d'un premier changement de décor. Les bâtiments pivotent pour devenir une sorte de catafalque. Des images sont projetées sur les parois. Qu'est ce, ces petites choses qui grouillent? Regardez bien: ce sont des femmes, nues, qui se débattent dans la boue..
Et puis voila que le décor tourne à nouveau, et que l'on retrouve nos palais. Mais tout a changé: il y a des bacs de fleurs à tous les étages, sur toutes les volées d'escalier... et du linge coloré qui sèche!
Ah, Mozart, que de choses si on y regarde bien. Voyez ces trois femmes. Anna, une aristocrate sans aucun doute (Don Giovanni est un grand seigneur et Ottavio fait partie de ses amis); Elvire, on imagine plutôt une bourgeoise aisée, veuve (ou vieille fille), en tous cas libre de voyager sans chaperon. Et Zerline? Une paysanne. Trois classes sociales, donc... et qui s'unissent contre l'infâme. Mozart ne rêvait il pas déjà d'une société sans classe, si longue à se lettre en place... En tous cas ce spectacle est une parfaite réussite, qui m'a absolument comblée!!!