Aftersun s’inscrit dans une beauté de la sourdine, de l'empreinte effacée - une beauté fossilisée dans l’ombre discernable par le contour noir. Nous serions tenté de penser qu'Aftersun, comme son titre l’indique, est un film sur la nuit en témoigne son ouverture stroboscopique ou un film sur le soir, sur le crépuscule ; néanmoins, je crois qu'Aftersun est certes un film sur le crépuscule, mais il prend davantage la forme d'une aurore future. Aftersun dégage une beauté sidérante, placée avec finesse et en sourdine dans le creux du film. Nous assistons à ces scènes de vie entre un père jeune et sa fille, tout cela nous semble bien présent (utilisation de longs plans, et même dans l’unité totale des séquences, celles-ci demeurent importantes dans leur durées) et pourtant l’angoisse plane de façon sous-jacente. Les plans stroboscopiques, judicieusement lents dans leur intervalle et sans rapidité frénétique, viennent ponctuer ce présent pour nous le rappeler comme étant du présent qui est passé. Le véritable présent, c’est cette femme, cette enfant devenue grande et devenue seule, dans cette boite de nuit aux lumières vacillantes qui nous laisse à peine du regard. Et ces courtes séquences stroboscopiques agissent comme une angoisse sous-jacente, un memento mori à peine soufflé dans la lumière, qui agit avec finesse sur la teinte des séquences de vacances. Le film déploie avec finesse et force la relation d’un père et sa fille, le rappel d’une mort inévitable, le support vidéo qui permet de conserver, par la mémoire lumineuse, les moments de la vie (support vidéo qui se dégrade dans les séquences finales : même le cinéma connaît une finitude et il serait vain de penser une éternité humaine transmise par les arts ; l’éloge de la vie réside ici dans son intervalle avec la mort, une nuance entre la mémoire toute puissance impossible et l’oubli de l’oubli qui semble dégoûtant : il s’agit d’un oubli souvenu). Aftersun semble être un film sur l’oubli souvenu. Il déploie véritablement un monde cinématographique où le temps et l’espace répondent seulement aux règles fixés par le film lui-même dans toute la cohérence qui lui a été créé (à la façon d’un Barbara ou d’un Serre-moi fort de Amalric). Ainsi, la séquence finale illustre parfaitement cela : le passage du temps se fait par le passage du lieu ; du passé où le père filme à l’aéroport le départ de sa fille, il se tourne et va vers le présent où celle-ci est adulte dans la lumière vacillante. Cela nous est montré à la fin, mais nous le sentons depuis le début et c'est dans ce choix de montage que réside la mise sous-pression des émotions. Ce geste cinématographique de faire cohabiter les mondes et les temps en cette dernière séquence est d’une beauté viscérale : il ne s’agit évidemment pas de faire passer un message ou de présenter les images comme des memento mori démonstratifs – la séquence finale est simplement un geste humain pour faire l’impossible, tourner le dos durant quelques secondes à la mort, profiter d’un moment impossible de revitalité avant la mort finale et inéluctable qu’est la fin du film. Aftersun porte à merveille son titre, c’est un film crépusculaire soit, mais surtout un film sur l’après (d'où l'idée d'aurores futures) ; une petite fille devenue femme après son père, le spectateur après le film, après cette mort à l’écran. Aftersun est un film marqué par la hantise et qui à son tour vient hanter, il est marqué par une grande profondeur qui avoisine l’abysse. Ce n'est pas tant un film percutant, mais c'est un film sur une percutée. Aftersun est très simple dans son déploiement, il repose essentiellement sur ce geste cinématographique de réunir une dernière fois une fille et son père contre toute réalité vraisemblable, avec difficulté, faiblesse et fragilité (en témoigne cette lumière par intervalle) et ce geste est d’une force absolue qui remue l’estomac. Ce film est marquant par la force de son présent sous-pression (under pressure) qui est sans cesse marqué en sourdine par la hantise du futur qui fane ce présent en passé, par son déploiement d’un monde cinématographique où la lumière vit véritablement indépendamment de nous en tant que spectateurs, par sa simplicité belle qui renferme une densité puissante sans être écrasante. Pour tronquer une citation de Merleau Ponty : “[Aftersun] est un geste et sa signification est un monde”. Les dernières minutes de ce film brise la gorge comme cette impossibilité à faire revivre les morts, à réunir les séparés - une impossibilité que le geste cinématographique de Charlotte Wells vient briser, non-pas dans le déni d’une fin ou la naïveté face au temps qui passe, mais simplement comme la possibilité de dire un dernier au-revoir entrecoupé de lumière et d’obscurité.