Récompensé à Reims Polar du prix du jury, le deuxième long-métrage de July Jung s’inspire d’un fait divers marquant qui a fait changer la loi coréenne sur l’encadrement des stages. Construit en deux parties symétriques, d’une durée à peu près équivalente, le film prend le temps d’installer son personnage éponyme et de construire sa machine à broyer professionnelle, puis d’introduire un nouveau personnage féminin central qui va petit à petit opérer la déconstruction de ce système. Ce schéma narratif très clair et bien pensé demande une certaine durée, mais à aucun moment nous ne risquons l’ennui ou le décrochage. L’horreur nous est révélée sans esbroufe, sans effet grandiloquent aucun, dans une mise en scène remarquable par sa sobriété, un montage classique, une volonté de rendre la caméra neutre et presque invisible, de donner cette impression quasi documentaire, quand en réalité tous les choix ont dû nécessiter une grande réflexion pour produire cet effet oppressif : les écrans en gros plan qui paraissent immenses, le brouhaha permanent de la batterie de stagiaires répondant simultanément aux appels, les vibrations du portable qui ajoutent à la pression, les regroupements dociles des jeunes femmes au look très similaire, face à l’imposant tableau chiffré. Dès que nous entrons dans l’entreprise, nous ne voyons plus des individus, mais une masse dans laquelle chacun et chacune est considéré comme un numéro remplaçable, corvéable à merci, manipulable via la promesse de primes qui ne viendront jamais.
Les rares scènes où certaines co-stagiaires de Sohee acquièrent un peu d’individualité se situent généralement en extérieur, sur le parking, lors d’une courte pause, ou à des moments où la tension culmine et vient créer une brèche dans le système, le plus souvent quand quelqu’un finit par craquer. Mais au-delà de l’organisation du centre d’appel, la cinéaste dresse le portrait de toute une société obsédée par la réussite sociale et incapable d’entendre le mal-être de ses enfants. Tous et toutes sont des maillons de la chaîne qui conduit au drame : les professeurs qui font peser sur chaque élève le poids du rang de leur école et des possibilités offertes aux cohortes suivantes, les parents qui transmettent la « valeur travail » et n’ont eux-mêmes pas le temps et l’énergie de se soucier du bien-être ou des passions de leurs enfants, les conditions globales de vie des couches prolétaires de la population qui se sentent en permanence acculées, les jeunes pris dans la compétitivité et la cruauté d’un système où chacun(e) doit lutter pour survivre, laissant peu de place à la solidarité.
Symboliquement, le film oppose le poids des nombres, présents partout, sur les murs de toutes les institutions publiques ou privées, qui envahissent l’espace et sont opposés à toute revendication humaine et indépendante, qu’elle soit formulée par Sohee (Kim Si-eun) ou par l’enquêtrice (Bae Doona), mais aussi dans le logiciel qui permet à chaque stagiaire du centre d’appel de voir en temps réel son taux de réussite, à l’expression artistique libératrice qu’éprouvent les deux femmes, mais aussi certains personnages secondaires, via la danse. « Pourquoi dansait-elle ? », s’interroge à un moment la détective, comme si chaque action devait avoir un objectif, répondre à un but.