Dire que « Leila et ses frères » est reparti bredouille du festival de Cannes, où on lui a préféré des films chichiteux et taillés pour l’export, laisse plus que perplexe ; il aurait fait une Palme d’Or idéale, et aurait célébré la très grande cinématographie iranienne, 25 ans après Kiarostami.
Car il en faut peu pour avoir la certitude d’être face à un grand film. Ici une poignée de plans évocateurs offrent en l’espace de quelques minutes un univers social immédiat, brossé d’une main de portraitiste, entre l’homme et la société. Entre le grain de sable et le rouage. Le film commence par un montage parallèle, vif et calme à la fois : un vieux patriarche fume, les yeux dans le vague, des ouvriers se font expulser d’une usine, et une jeune femme pleure en se faisant masser. Cette fragmentation de la famille, qui va se détailler par la suite à travers l’apparition d’autres personnages liés par le sang, ouvre déjà la voie : comment peut-on réunir cette cellule familiale en un plan ? Le film n’y parviendra pas, d’ailleurs ; au moment d’une photographie de famille, enfin réunie dans le cadre, manque Leila, qui prend la photo : c’est la sœur invisible et pourtant présente dans chaque interstice, dans chaque action, dans chaque pensée. Elle est l’héroïne sans place et sans image pour la fixer, elle est la résistante intuitive, le cœur qui bat et le sang qui coule. Ironiquement, même lorsqu’enfin l’espace le suggère, Leila est derrière ; elle prend acte, à travers son regard, de cette inscription sociale. C’est elle seule qui peut ramener la famille en un noyau ; seulement au prix de son extraction.
C’est une des merveilleuses idées de ce film d’un jeune réalisateur (son second seulement) qui a tout compris à ce que veut dire l’écriture des personnages et leur mise en scène. Sans ne jamais rien appuyer par des effets, la scénographie comme le scénario viennent évoquer, parfois sans peur de dire ou de montrer, le drame qui se joue. Quelle idée extraordinaire de montrer Leila dans quasiment tous les plans de ce film de 2h40, saturé d’espaces bouchés, entravés, obstrués, pour donner à dire combien sa place ne figure pas dans une société à certains égards archaïques ; patriarcale d’une façon définitive, économiquement fragile (la logique du film suit aussi les accords américains sur le nucléaire), bardée de paradoxes sociaux, religieux et institutionnels qui musèlent la rébellion et la soif de beaux lendemains.
Saeed Roustaee (c’est le nom du réalisateur) signe un film très politique mais d’une manière qui n’est pas ouvertement critique. Ou plutôt, le film est critique mais ne s’attaque pas à « tout ce qui ne va pas ». Ce qui intéresse Roustaee, c’est une chose précise : l’argent. Roustaee n’a pas de compte à rendre, il fait les comptes d’un système qui n’a pas qu’à voir, loin de là, avec l’Iran. Rarement une œuvre de cinéma a posée avec une telle acuité la logique économique en force centrifuge de récit, autour de laquelle gravitent les portraits d’une famille miséreuse, noyée dans la honte. Entendons-nous bien, le vrai fond de ce cinéma, et c’est ce qui le prévaut de tout cynisme, c’est justement la valeur accordée aux personnages, et notamment à Leila. Contrairement aux idées reçues, l’humanité d’un cinéaste peut aussi passer par son refus de consensualité ; oui, il prend en charge les raisons - mêmes secrètes ou enfouies - de tous ses personnages, mais cela n’empêche pas les deux parents d’être de pathétiques salauds qui ne rêvent que de pacotille, des ingrâts qui ne méritent pas leur fille.
« Leila et ses frères » est véritablement un film complexe, je crois qu’il faut le revoir assez vite après sa découverte. Il y a quelque chose de vraiment génial dans cette espèce de petite fresque, drôle et bouleversante, il y a quelque chose des Karamazov dans la force allusive des sentiments et des abstractions qui conduisent les hommes (surtout eux) à se perdre dans les précipices de leurs honneurs et de leurs fiertés, de leurs idées fixes. Vraiment, cette Leila est une véritable héroïne romanesque, c’est-à-dire attachante et opaque à la fois, passionnante car elle englobe tous les points de vue autour - et c’est la force du film, que de s’en remettre à son regard. Elle n’est pas un personnage-type qui permet de faire le miroir, elle est reine de la fiction qui se tisse. Elle est celle qui pleure (la seule), qui crie, qui dit sa vérité - qui est celle d’une échelle sociale entière. Elle résiste et se bat en endossant le mauvais rôle, mais elle sort tout le monde d’une tourbe vertigineuse, au prix du père. Elle joue le jeu de la comédie sociale, mais sans masque.
Plus le film avance, plus on dirait que le conduit d’un long réseau se bouche, jusqu’à dégurgiter le trop-plein (génialissime plan sur le frère qui, en voyant les taux de change se décupler comme un astre fou sur l’écran des banques, se met à vomir); les espaces se serrent toujours plus, le ciel est bas, le son se gonfle. Il y a beaucoup d’intérieur, quasiment pas de jours, quelques nuits (quasiment rosselliniennes) tout au plus. Tout le monde parle, de plus en plus, car chacun a trop de mots restés longtemps au fond des gorges. Leila, c’est cette héroïne merveilleuse qui vient donner à la parole sa libération violente, qui est autant celle des maux d’une classe sociale que ceux d’une famille universelle.
Le début du film nous le montrait ; les forces circulaires des machines s’enrayent par le mouvement social. Ce mouvement, c’est aussi Leila, qu’alors on voyait pleurer dans sa libération à elle (la résilience par le massage), lâchant le poids du corps dans quelques gouttelettes littéralement absorbées par la caméra. Les scènes d’usine et de liesse, elles, font penser à du Abel Gance en Iran. C’est dire la grandeur de ce film, dont les 2h30 suivantes, ô bonheur ! n’ont rien démenti du caractère hautement allusif et incroyablement puissant des premières minutes.
Quelle joie de voir se confirmer l’arrivée d’un nouveau très grand auteur pour le cinéma, empruntant déjà pour son second film des voies de traverse inattendues. Cela ne peut être que le signe d’une invention de soi, d’une pensée à l’œuvre, et d’un regard tout simplement. Brillant directeur d’acteurs, Saeed Roustaee leur doit tous beaucoup aussi, et notamment à Taraneh Allidousti, qui donne vie et puissance à Leila. Son dernier regard aux pieds du père, alors que dansent autour les fillettes innocentes d’un goûter d’anniversaire, est une image inoubliable, qui appartient déjà à un panthéon qui vaut bien au-delà de l’Iran. On comprend en elle la peine et la joie, le poids de générations entières, petite fille gâchée devenue trop grande (« On l’a payé au prix de notre jeunesse », dit-elle plus tôt), être humain rêvant banalement d’un monde meilleur… icône travestie en femme anonyme. Tout le squelette du film reposait sur la recherche d’un parrain qui succéderait au défunt ; l’air de rien, ce n’est pas le portrait d’une femme sacrificielle que fait Roustaee à travers le combat de Leila, mais bel et bien celui d’une admirable matriarche qui ouvre un monde devant elle.