Je crève l’abcès et exerce la fonction critique première, qui consiste au fond à dire en quoi nous aimons un film - ou un auteur à part entière - ou en quoi nous ne l’aimons pas. Je présume que mon rejet intégral du nouveau film de Skolimowski a à voir avec une question plus grande que je n’ai jamais nommée, bien qu’elle ne suffise pas à tout expliquer. Mais simplement, voilà : je n’ai jamais aimé aucun film du cinéaste polonais, figure célébrée, me semble-t-il un peu sur un joli accident (« Deep end ») et rien de plus. Cinéaste qui, je trouve, a toujours peiné à incarner des personnages et des idées au milieu du grand cinéma polonais des années 60 et 70 (qui sera mené ensuite par Kieslowski en figure de proue).
Et justement, le cinéma polonais de cette époque démontre une richesse formelle et narrative d’une maîtrise que très peu de filmographies européennes auront dépassée : cinéastes malheureusement restés dans l’anonymat (Kawalerowicz, Wojciech Has) ou pan d’une longue filmographie mis de côté (les coups de maître du jeune Polanski), que l’histoire du cinéma aura sérieusement oublié de rappeler à ses fondations. C’est simple, à cette époque de charnières, il y a le Nouvel Hollywood, le néo-réalisme italien, la nouvelle vague française et l’école polonaise (moins populaire, mais aussi ardente, novatrice, géniale).
Dans ce grand bain naît un iconoclaste un brin revêche, un certain Skolimowski, non dénué de talent ni de style, pour sûr, mais il y a déjà cette espèce de raideur, d’arrogance rentrée, d’énergie lourde, pesante, néfaste à la tonalité faussement libérée de ses films.
60 ans plus tard, il en est de même, malgré bien sûr une jeunesse intrépide que l’on peut trouver belle, audacieusement belle. Mais qu’un cinéaste de 84 ans fasse un film rageux, expérimental, punk et lyrique, un film « jeune » comme on aime le dire (qu’est-ce que serait donc un film « vieux »?), sur le papier cela n’empêchera pas le bon sens critique (ou le mauvais goût du critique).
« EO » ressemble très bien au chemin que Skolimowski a pris depuis dix ans, sorte de cinéma niché entre psychédélisme, provocation esthétisante (l’affreux « Essential Killing », qu’on enseigne parfois en fac de cinéma ; autre débat) et objet versatile à mi-chemin entre un geste de peintre moderne et un cinéma qui ne croit plus au cinéma.
Mais n’est pas Godard qui veut, et encore moins Bresson dont l’âne Balthazar n’avait besoin de rien d’autre que les yeux communiants de son cinéaste pour refléter notre part animale, et en la bête sa part humaine. Film touché d’une grâce peu commune, d’une pure blancheur religieuse. Entendu, Skolimowski ne fait pas un remake, mais l’hommage qu’il rend au seul film de l’histoire du cinéma qui l’ait fait pleurer (c’est lui qui le dit!), ne peut pas vivre sans l’image du film qui le précède (et c’est là le génie indéniable du film de Bresson ; il n’est plus d’âne qui ne soit Balthazar).
Ici déambule en dépit du bon sens mais pour la beauté du geste, un animal dont on perd vite l’identification, pris au piège du jeu des points de vues multiples qui mène à l’absence de point de vue, rencontrant en son fatal périple une galerie de personnages qui touchent des points de réel : brutaux supporters de foot, jeune femme au cirque défendant l’animal, écologistes, maire et villageois, routier et immigrée africaine. Les saynètes s’enchaînent comme un commentaire désespéré d’une Europe qui n’a plus de sens ni d’empathie, illustrée comme un monstre stroboscopique dont ne restera que la beauté dépouillée de quelques montagnes enneigées (merci Beethoven pour soutenir la puissance allusive des images).
On dirait que tout dans ce film cherche à résoudre les séquences, comme si Skolimowski cherchait une cadence parfaite à chaque ligne dodécaphonique pour passer à la suivante : sentiment étrange qui donne au film quelque chose de si aléatoire qu’on finit vite par se demander si ses quelques fulgurances - dont une belle citation nocturne de « La nuit du chasseur » - ne sont pas l’œuvre du hasard et d’une équipe technique inspirée à sauver le navire du péril.
« EO » est juste déprimant comme à peu près tous les films de Skolimowski - non pas qu’ils parlent de dépression, mais juste parce qu’ils ont le poids désagréable qu’ont parfois les auteurs nihilistes et arrogants, et qui confère un vide stomacal en fin de séance. Peut-être parce rien n’est épargné, et parce que l’humanité que le film pourrait débusquer ici et là est tuée dans l’œuf d’un fatalisme qui désintéresse vite. Ca se finit avec Isabelle Huppert (qui joue mal son rôle d’Isabelle Huppert) en caricature de mater incestua, sorte de repère pour spectateur d’Art et essai européen, puis quelques images à la Sokourov (un autre cinéaste qui fait du cinéma en croyant à la peinture et non au cinéma), et l’on cherche en vain une quelconque émotion dans les signes de ce grand foutoir dont le début du film semblait se faire l’aveu en son décor de ferraille et de casse. En une petite 1h30, Skolimowski aura fait un film bizarre, cérébral, maniéré et forcé, et donc naturellement ennuyeux.
Puis l’âne se fait la malle une dernière fois, se retrouve d’un coup dans la file des abattoirs : écran noir, bruit d’un coup d’air comprimé, hi-han, mort de l’âne, merci au revoir. And so what?