Lorsque Iris Kaltenbäck préparait son court métrage Le Vol des cigognes, la cinéaste est tombée sur un fait divers raconté en deux phrases dans les journaux : une jeune femme emprunte l’enfant de sa meilleure amie et fait croire à un homme qu’elle en est la mère. Elle se rappelle : "Est alors née dans mon esprit l’idée de raconter le bouleversement d’une amitié et la naissance d’une histoire d’amour autour d’un même mensonge. J’ai tiré de mes expériences passées dans les tribunaux la conviction qu’un fait divers raconte souvent les tiraillements d’une société à une époque donnée. On y retrouve, à une échelle intime, de grandes questions politiques."
Ce qui a interpellé Iris Kaltenbäck dans ce fait divers est l’amitié que l'on devine entre ces deux femmes : "J’ai moi-même vécu ce décalage étrange quand une amie très proche est devenue mère à un moment où je ne me sentais moi-même pas concernée par cela. On parle beaucoup de ce que provoque l’arrivée d’un enfant dans un couple, mais moins de ce que ça déclenche dans une amitié."
"L’autre question que soulevait ce fait divers, c’est la place des faux- semblants dans la naissance d’une histoire d’amour. Même si dans cette histoire le mensonge est énorme, j’avais le sentiment qu’elle pouvait parler à beaucoup de gens. On a presque tous un jour travesti la réalité pour plaire ou pour correspondre à une image qu’on croit plus désirable de nous-mêmes", se souvient la cinéaste.
La thématique de la maternité traversait aussi le court métrage Le vol des cigognes de Iris Kaltenbäck. Cette dernière a toujours été touchée par les histoires de maternité contrariée ou déplacée : qu’il s’agisse d’une femme qui devient mère et qui ne ressent pas les sentiments auxquels on s’attend communément, ou d’une femme qui ne l’est pas et qui développe des sentiments et un comportement qu’on prêterait d’habitude à une mère et s’y épanouit.
"Ce fait divers me semblait interroger notre conception de la maternité et la manière dont la mythologie l’a façonnée au fil de l’Histoire. Ça m’a fait penser au jugement de Salomon, mais aussi à l’histoire de la vierge Marie", précise la réalisatrice.
Iris Kaltenbäck voulait que la voix off se rapproche de sa démarche en tant que cinéaste, qui est une interrogation sur le personnage de Lydia. "Un récit qui pose des questions sans forcément donner les réponses. J’avais le choix entre la meilleure amie et l’amoureux. Il y a souvent, dans les faits divers de ce genre, des hommes dupés dont on se demande comment ils ont pu ne pas voir, et ce qu’ils ont choisi de ne pas voir. Je trouvais intéressant que Milos, qui pourrait être vu comme la victime, interroge sa place de complice inconscient dans cette histoire", confie-t-elle.
Ce film a été présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2023, où il a obtenu le Prix SACD.
Le Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras, a inspiré le titre du film et a beaucoup influencé Iris Kaltenbäck : "La scène du bal, où l’héroïne voit son fiancé tomber fou amoureux d’une autre femme sous ses yeux, m’avait marquée, adolescente. J’adore la manière dont elle raconte le trauma initial du personnage de façon presque sourde, dissociée ; ce déni de chagrin qui habite le personnage pendant tout le livre et qu’elle a besoin de revisiter."
"Ça m’avait parlé de façon très intime, et éclairée sur le rapport qu’on peut avoir aux évènements difficiles dans la vie. Cette façon de saisir comment les choses traumatisantes ressurgissent lentement, de manière déplacée. J’ai donné ce point de départ à la trajectoire de Lydia, qui vit une rupture sentimentale brutale au début du film mais n’en parle jamais. Ce silence habite son personnage et vient animer ses actes", se remémore la réalisatrice.
Iris Kaltenbäck avait énormément d’admiration pour Hafsia Herzi qu'elle avait découverte dans La Graine et le mulet et qu'elle a retrouvée dans Tu mérites un amour. La cinéaste se rappelle : "Je me souviens que lors de notre première conversation, j’avais envie de l’abreuver de paroles pour la nourrir de toutes mes réflexions, mais elle m’a interrompue très vite, et elle m’a dit : « ne t’inquiète pas, j’ai tout compris, je la comprends parfaitement Lydia ». Ça a été la base de tout notre travail : peu de parole, mais la recherche constante de l’émotion juste, pour chaque scène. J’ai essayé de toujours partir de son extraordinaire instinct de jeu et de la pousser à se mettre en danger."
"Pour les rôles de Milos et de Salomé, j’ai eu besoin de faire des rencontres qui m’ont permis de préciser ces personnages au fil de la recherche. Alexis Manenti était différent du personnage tel que je l’avais imaginé initialement, mais tout à coup il l’a incarné de manière très surprenante, avec douceur et pudeur, loin des rôles dans lesquels je l’ai vu précédemment. Nina Meurisse aussi a déplacé le personnage par rapport à l’écriture. Elle lui a donné beaucoup de vie et de spontanéité, en prenant le contrepied d’Hafsia par sa manière de jouer, son langage, son énergie. C’était très important pour moi que ces deux amies soient très différentes tout en étant très unies."
Iris Kaltenbäck souhaitait raconter ces solitudes urbaines, filmer des personnages seuls dans la ville au milieu des autres. Pour cela, elle a beaucoup pensé à Taxi Driver et Panique à Needle Park, qui étaient aussi des références sur la manière de faire le lien entre une grande liberté romanesque et un ancrage fort dans le réel. Elle ajoute : "J’ai également pensé au cinéma taïwanais et chinois des années 2000, Millenium Mambo de Hou Hsia-Hsien ou Yi Yi de Edward Yang, dans lesquels la ville est très présente."
"Je suis également inspirée, de manière plus diffuse, par les films de Kelly Reichardt et de Lucrecia Martel, des réalisatrices dont j’ai vu tous les films et qui ont apporté un souffle nouveau aux personnages féminins et au cinéma contemporain. Et bien sûr l’œuvre d’Alfred Hitchcock, qui a bercé mon adolescence."