Un homme revient d’entre les morts le jour de son enterrement pour dire à sa femme combien il la hait. Ce sont les premières images du film de l’hyperactif Kirill Serebrennikov, « La femme de Tchaïkowski » film qu’il était venu présenté à Cannes en 2022, habitué de la croisette puisque « Le Disciple », « Leto » et « La fièvre » trois de ses précédents films, y avaient déjà été présentés. Il était venu de Berlin (où il est désormais exilé) ce qu’il n’avait pu faire pour les précédents, à cause d’une assignation à résidence alors fort décriée. La présentation en ouverture de la compétition ne fut néanmoins pas sans créer quelques controverses, en pleine guerre en Ukraine, ledit film ayant été coproduit par l’oligarque russe Roman Abramovitch. Bref, rien n’est simple, dans la vie de Kirill Serebrennikov, ni visiblement dans celle de Piotr Ilitch Tchaïkovski, l’homme qui se relève de son linceul au tout début du film, compositeur du « Lac des Cygnes », du « Concerto pour piano n° 1 » de la « Symphonie n° 4 », « d’Eugène Onéguine » de l’ « Hymne des Chérubins » du « Concerto pour violon » .... et bien d’autres, incarnation du romantisme du XIXe siècle, dans toute sa populaire et généreuse vitalité… L’histoire officielle russe aimerait encore, au XXIe siècle, gommer son homosexualité, mais Serebrennikov en fait ici un des moteurs de l’intrigue : elle le pousse à épouser, pour les convenances, une jeune femme de la petite noblesse moscovite, Antonina Ivanovna Milioukova, avant de se mettre à rapidement la détester. Elle l’adore, elle le révère, elle ne renoncera jamais à lui…Il ne peut la souffrir, la fuit, l’humilie…C’est la terrible et douloureuse histoire d’un amour absolu, ou totalement absurde, à sens unique, auquel s’est accrochée toute sa vie la jeune Antonina Miliukova qui s’était jetée au cou du grand compositeur. Finalement durant ce long ( trop long) film de 2h23…nous ne verrons que des apparitions fugaces du compositeur, incarné ici par Odin Lund Biron en un seul bloc de raideur et d’opacité …
Tchaïkovski disparaît presque complètement du plan, la seule Antonina s’enfonçant toujours plus profondément dans son obsession à le faire revenir auprès d’elle, afin de remplir leur contrat, un mariage sans passion réciproque, lui permettant de l’aimer et se rendre utile. Le fantasme de ce mariage est représenté et cristallisé dans le titre même du film : à quel moment Antonina est-elle vraiment l’épouse d’un homme qui l’a rejetée presque les premiers jours de leur mariage ? C’est un mensonge et une parodie qui est résumé par ce titre, présentant une société russe où hommes et femmes vivent séparés, unis par un contrat social qui n’est qu’apparat et symboles.
C’est l’histoire d’un chemin de croix vécu par cette jeune femme qui avait la religion de l’amour jusqu’au fanatisme …Serebrennikov orchestre un ample film d’époque, à l’image superbe… Héritier de la grande tradition du cinéma soviétique, il excelle dans ces longs plans virtuoses où la caméra fluide suit l’héroïne à travers la foule, la boue, le feu, les éléments … C’est l’incarnation de cette dernière par Alyona Mikhailova qui achève de transformer « La Femme de Tchaïkovski » en une infernale tragédie. Tandis que ses traits se creusent, que le personnage s’égare en rêveries hantées, telle cette séance de portrait où s’invitent ses enfants morts, l’interprète trouve toujours l’exact équilibre entre implication et distance. Serebrennikov n’oublie jamais de lui laisser toute la place, le dernier mot, l’ultime pas de danse, jusqu’à la chute…Mais cette passion à double face et à double tranchant est si étrange et douloureuse que ce long film devient éprouvant, malgré sa beauté plastique…