Ni chaînes ni maîtres, de Simon Moutaïrou
Mais à quel prix.
Sur l’Isle-de-France (Maurice), dans l’océan Indien, le Royaume de France a délégué l’administration de sa colonie de marrons à la Compagnie française des Indes orientales. C’est une île propice au commerce d’esclaves avec Madagascar.
Sur cette isle paradisiaque du premier empire colonial français, forêt vierge luxuriante, sable fin immaculé, eaux turquoise cristallines, les maîtres, blancs, surveillent, fouettent et punissent leurs marrons, nègres. La fuite de ces derniers a trois conséquences, selon le Code noir : le tatouage au fer chauffé à blanc, la mutilation et la mort. On ne se soustrait pas impunément à l’esclavagisme, même si tous rêvent de s’affranchir.
Il y a deux sortes de blancs : le colon, qui domine ses terres fertiles avec un zèle qui préfigure celui des bureaucrates de la IIIe République. En l’occurrence : Eugène Larcenet, dans sa riche plantation de canne à sucre (car, est-il utile de le rappeler, tout n’est jamais qu’une question de territoires prodigues, dès lors que la domination s'installe). Le mercenaire : Madame La Victoire. Sans foi ni loi et un peu plus encore : une femme soumise à la sainte Église catholique qui croit davantage en la vertu du châtiment, en public, qu’à la mort.
Mati vit avec son père Massamba dans une case (quand je repense à mes années #clubmed en #case à l’âge de Mati, un frisson me parcourt et me glace), depuis la mort de leur mère, en fugitive. L’esprit de celle-ci, vivace, sensuel et poétique, anime et guide celui de Massamba. Mati va s’évader, elle sait son plan comme Madame La Victoire ses prières : il lui suffit d’atteindre ce lieu dont on parle, avant d’embarquer pour Madagascar. Elle ne croit pas à la chimère. Déterminée elle l’est comme tous ceux qui n’ont d’autre choix que la migration, au service de leur dignité et de la liberté. Au service de la conquête de leur humanité.
Sauf que le marron est avant tout un nègre (versus un humain) : sans âme ni statut. Le nègre est l’égal de l’animal : une proie, captive de la barbarie humaine. Même Paul de Tarse, qui déclame l’égalité dans ses épîtres « Car vous tous, vous êtes un dans le Christ Jésus », « exhorte les esclaves à être soumis à leurs maîtres, à leur plaire, en toutes choses, à n’être point contredisants. »
Paul de Tarse me rappelle d’ailleurs -maudites circonvolutions de l’esprit- à quel point les Arméniens, sous le joug Turc, ne figuraient rien d’autres que des infidèles, des chiens, en Cilicie et dans l’ensemble du premier royaume chrétien d’Arménie. Aux dissidents, on ne réservait pas d’autre peine que celles réservées aux nègres : le tatouage au fer rouge, l’islamisation forcée, l’amputation arbitraire.
Mati s’enfuit donc et le film commence. Son père à ses trousses. Madame La Victoire, son molosse et ses fils dociles, à leur trousse. Une chasse au marron haletante et sanguinaire. Une traque infernale, jusqu’à ce que Massamba se relève. Cette fois, il invoque le pacte de sang. Ni chaînes, ni maîtres.
Une chasse à l’homme aussi fracassante que l’image est magnifiée par toute la beauté de l’île. Des paysages à couper le souffle au sens littéral. Face à l’inhumanité, on étouffe. Une mise en scène au raffinement et à la distinction inversement proportionnels au propos. Un coup de maître du réalisateur et scénariste Simon Moutaïrou, inspiré pour s’emparer de l’un de ces « mythes fondateurs » qui font la France car précise-t-il, « on ne gagne rien à laisser les choses sous le tapis. » Au fond, les générations de taiseux ont réussi. Sciemment mais inconsciemment, leur silence obstiné et leur refus du passé a su donner naissance à une descendance d’artistes miséricordieux et véristes, surtout vertueux.
Quant aux acteurs : ce film les consacre, à égalité : Thiandoum Anna Diakhere, Ibrahim Mbaye, Camille Cottin, Benoît Magimel en premier lieu.