Jonathan Millet nous propose avec « Les Fantômes » un film vrai d’espionnage de presque deux heures, un film sans aucune violence autre que psychologique mais néanmoins assez éprouvant. Filmé avec un minimum de moyen et un minimum d’effet, sa caméra suit à la trace son personnage principal qui lui-même suit à la trace son suspect. Je voudrais vraiment commencer par dire combien le travail sur le son est important dans ce film, et cela à compter de la toute première image. Que ce soit un vacarme, une conversation volée, un murmure, un enregistrement, un bruissement derrière une porte fermée, un silence et même un black out, tous les sons sont importants et lourds de sens. C’est en partie parce que Hamid n’a jamais vu son tortionnaire et inversement. Parce qu’il avait un sac sur la tête en permanence, il n’a entendu que sa voix, il ne peut le reconnaitre que comme cela. Réalisé de façon assez simple, Jonathan Millet parvient malgré tout à proposer quelques scènes très fortes, et notamment une dans un restaurant libanais à laquelle on assiste presque en apnée. Comme quoi on peut faire naître l’angoisse et le suspens dans un film avec juste des dialogues et des regards. Je note aussi la qualité de la bande originale, qui a le mérite de se faire discrète quand il le faut et d’illustrer les images sans les écraser, comme c’est malheureusement parfois le cas, surtout dans les films qui manient le suspens. On peut, sans manquer de respect à qui que ce soit, résumer le casting à deux personnes. D’abord Adam Bessa qui porte tout le long métrage sur ses frêles épaules. Il est à l’écran 90 % du film, il n’a que peu de dialogues, il a beaucoup à faire passer par son regard et par ses silences. Ancien professeur de littérature, opposant au régime, il a tout perdu et a été torturé pendant des mois avant d’être abandonné en plein désert sans eau et sans nourriture. Comment a-t-il atterrit en Allemagne, on l’ignore mais on s’en doute, comme des milliers de ses compatriotes en transitant par des camps de réfugiés, des longs voyages en camion : de la souffrance de la sueur et des larmes. Son obsession pour celui qui se fait appeler Harfaz, la violence qu’il refoule, le chagrin qu’il refoule, tout cela passe par le jeu tout en retenue d’Adam Bessa, absolument bouleversant. Et puis il y a Tawfeek Barhom qui est plus ou moins tout le contraire. Lui, on ne le voit de face que très tardivement, longtemps cela aura été une ombre. Son personnage est le contraire de Hamid, il s’intègre (il tient absolument à parler français, même avec les autres syriens), semble avoir tourné la page de la Syrie, se lie avec les autres, tombe amoureux d’une française, nourrit des ambitions universitaires. Est-il réellement celui qui torturait à l’électricité les prisonniers politiques, lui le type sympa et affable, qui drague, paye des déjeuner, semble s’intégrer parfaitement ?
Le spectateur n’en est pas sur, en tous cas moins que le personnage d’Hamid. Et on a peur pour les deux que le second ne pousse sous le tramway le premier, sans savoir qu’il se trompe de type. Cette ambigüité est longtemps maintenue par le scénario, jusqu’à une scène, celle du restaurant, où Tawfeek Barhom est impérial dans le malaise que son personnage distille paroles après paroles.
Enfermé dans sa colère (légitime), son deuil (douloureux), son mal du pays (compréhensible), Hamid est un jeune homme qui n’a pas trouvé d’autres buts dans la vie que de traquer les criminels de guerre. L’organisation clandestine à laquelle il appartient (qui communique grâce à un jeu vidéo en ligne un « war games » où, douloureuse ironie, il est question de tuer sur un max de personnages au milieu d’une ville ravagée) fait invariablement penser aux chasseurs de nazis ou aux traques du Mossad dans les années 70-80. Le film est inspiré d’une histoire vraie, et je ne doute pas une seconde que tout cela soit réel, dans nos villes européennes, sous notre nez. Et puis, « Les fantômes » est aussi l’histoire d’un homme qui se retrouve, car la fin du film est finalement à la fois optimiste et morale
(soleil !)
. « Les Fantômes » n’est pas forcément le film le plus glamour du moment, c’est certain. C’est un film d’espionnage à hauteur (in)humaine : les cicatrices, les tortures, rien n’est montré de face, tout est filmé de biais, ou bien raconté avec des mots simples. Et pourtant on prend tout en pleine poire ! Jonathan Millet nous offre une histoire de fantôme qui fait mouche et que surtout, tombe à pic.