Tous ceux qui s'intéressent à l'actualité américaine depuis 2016 ont sans doute une certaine curiosité pour Civil War, qui met à l'écran un scénario possible pour les USA à moyen terme. Société ultra-divisée, surarmée, intoxiquée aux fake news, clivée sur la représentation d'elle-même, les États-unis de 2016-2024 sont un terreau fertile pour basculer dans l'apocalypse. Le film de Garland occulte totalement les ressorts factuels qui aboutissent au chaos qu'il montre. L'idée totalement improbable d'une alliance entre Californie (état massivement démocrate) et Texas (état massivement républicain) est une évidente affirmation du caractère secondaire de tout cela. C'est un classique whodunit, tel que l'avait défini Hitchcock : on balance la factualité par la fenêtre et on s'embarque dans un récit qui pose d'autres questions. Cette alliance est aussi une façon de parler à tous les américains puisque chacun pourra croire que c'est le camp adverse qui a déclenché ce chaos fictionnel.
Selon le schéma classique du voyage initiatique de guerre, dont Apocalypse Now est peut-être la quintessence, on traverse une Amérique bousculée, déstructurée, martyrisée par une guerre fratricide. On redécouvre ce pays, désormais devenu totalement dysfonctionnel. Les coupures de courant sont légion, les plus pauvres manquent d'eau, des pillages ont lieu ici ou là provoquant des incendies sporadiques,
le dollar US n'a plus aucune valeur et on lui préfère le dollar canadien
, etc. etc. Le scénario dit bien le désordre total généré par une guerre civile, puisqu'en plus des deux camps principaux qui s'affrontent, se multiplient des dizaines de sous-conflits auxquels plus personne ne comprend rien. Dans ce registre,
se démarque la minable vengeance d'un benêt qui a trouvé Dieu sait quel prétexte pour torturer un type qui ne lui parlait pas quand il était au lycée : la guerre civile permet tous les règlements de compte. De même pour la scène du sniper isolé qui semble n'avoir d'autre cause à défendre que celle de tuer au hasard.
Cette atomisation absolue se traduit par des dizaines de situations locales spécifiques. Il n'y a plus un pays, mais des milliers de morceaux de vie et de mort déconnectés. Ici une petite ville
qui poursuit sa vie comme si de rien n'était. Là un charnier tenu par un psychopathe qui nous réserve une scène d'anthologie. Plus loin, des attentats à la bombe en mode kamikaze. En pleine forêt l'immense camp parfaitement organisé de l'armée rebelle. Au cœur de la capitale, une Maison blanche assiégée.
En tout cela, Civil War participe du fantasme de l'Amérique. Il inverse l'image des douces campagnes pour en faire des lieux de meurtres et de tortures. Il nous fait pénétrer dans les recoins de la
Maison blanche. Il nous offre le spectacle cathartique d'une nation américaine qui exécute son président dans le bureau ovale.
Le fil reliant tout cela est une bande de journalistes, tous parfaitement interprétés, partant à la recherche des images les plus parlantes. La pulsion scopique induite par leur profession est un parfait stratagème pour construire un film, lui-même hautement scopique. Les deux personnages principaux sont des femmes, peut-être pour bien dire que ce n'est pas un blockbuster qui vante la virilité de soldats testostéronés. Kirsten Dunst est parfaite, tout comme l'excellent Wagner Moura. Jesse Plemons livre une performance certes brève mais qui restera dans les mémoires.
Une dernière curiosité concerne la musique, avec des choix inattendus et utilisés d'une façon surprenante. L'analyse des paroles aiderait peut-être à saisir davantage cette curiosité.
Bref, Civil War est une réussite dont la réalité dépasse de loin l'aperçu qu'en donne la bande-annonce. Son récit est stimulant et parfaitement orchestré, si l'on accepte que ce n'est pas un blockbuster, et que la politique et la factualité ne sont pas les pivots du scénario.