Vasken Toranian a rencontré cette drôle de famille recomposée qui est au centre du Monde de Kaleb par pur hasard : Betty faisait le ménage dans l'immeuble où travaille Jean-Luc, un tailleur pour lequel le metteur en scène avait fait un film il y a quelques années. Ce dernier se rappelle :
"Un jour, Kaleb, ce petit gamin hyperactif rentre dans son atelier. Il ne dit rien, joue avec les chutes de tissu, regarde les machines à coudre, emprunte les lunettes de Jean-Luc, qui brouillent sa vue et en fait l’apaisent. Jean-Luc le laisse tranquille et peu à peu s’intéresse à lui."
"Au départ, j’ai connu Jean-Luc par Mehdi, qui est aussi très présent dans le film. Mehdi est un ami d’enfance, j'étais à l'école avec lui, on a fait les quatre cents coups ensemble. En revoyant Jean-Luc, je me suis aperçu qu’il avait beaucoup changé..."
"Il ne croyait plus en son travail, s’était laissé aller physiquement. Mais il y avait ce gamin tout le temps dans ses pattes et, peu à peu, s’est créée une complicité entre lui, Betty et Kaleb."
Lorsque Vasken Toranian a rencontré Betty, elle était comme un fantôme. Le cinéaste en a appris un peu plus sur son parcours par Jean-Luc : littéralement, elle n'existe pas, elle n'a ni nom, ni prénom, ni date de naissance. Elle n’a plus d'identité et cela fait depuis 2010 que cela dure :
"Je suis arménien d'origine et il y a quelque chose dans le parcours de Betty, qui est éthiopienne, qui m'a rappelé les chemins d'exil, de deuil et de résilience du peuple arménien. Le combat pour faire reconnaître et exister Betty, pour offrir un futur à Kaleb, faisait écho à une problématique qui m’habite depuis toujours."
"J’étais un peu naïf, je pensais que Betty voudrait se libérer de ce qu’elle avait subi en le racontant, mais elle ne voulait absolument pas parler de son passé et il a fallu du temps pour qu’elle accepte même l’idée de participer au film", raconte le réalisateur, en poursuivant :
"Betty a subi des expériences traumatisantes, mais elle était en confiance avec Jean-Luc Le film s’orchestre autour de ce quatuor cabossé, déglingué qui va se souder autour de l’aide apportée à Kaleb et Betty."
"Derrière la narration prétexte de la bataille administrative de Jean-Luc pour Betty, je souhaitais parler de la famille, celle du cœur, celle qu’on se choisit. Le film oscille entre des moments difficiles et des séquences beaucoup plus gaies, décalées, parfois comiques."
Vasken Toranian voulait retranscrire l’expérience émotionnelle qu'il a vécue sans contextualisation orale ou écrite (pas de voix off, pas d’interview, pas de regard caméra, etc.). Le cinéaste a cherché à se servir des codes narratifs de la fiction pour s’effacer et créer un récit immersif :
"J’avais envie d’un film très plastique, mais au bout de trois jours à cavaler entre les administrations sur les talons de Jean-Luc, Betty et Kaleb, j’étais épuisé, la caméra était décidément trop lourde – et les rushes aussi ! J’ai compris que ce ne serait pas une affaire de trois à six mois comme je l’imaginais."
"Cela a duré trois ans. On n’a pas tourné tous les jours, bien sûr. Il a fallu passer beaucoup de temps avec Jean-Luc, Betty et Kaleb, faire preuve d’une présence régulière, participer à leurs démarches pour qu’ils acceptent la caméra."
"Quand je les ai rejoints, ils s'étaient fait complètement manipuler et arnaquer par un célèbre avocat, censé s’occuper des papiers de Betty, pour qui Jean-Luc avait fabriqué des costumes à l’œil. J'ai vite compris qu’avoir un ingénieur du son à mes côtés serait très compliqué."
"J’ai donc vissé un micro à ma caméra et pour pouvoir entendre, j’ai filmé de très près à la courte focale. Ce parti pris a renforcé le sentiment de proximité avec les personnages. Je ne voulais pas de téléobjectif qui impose une distance."
"J’ai travaillé pour filmer le regard de Kaleb, à seulement quelques centimètres de ses yeux. Un documentaire « neutre » était humainement et techniquement impossible pour moi, compte tenu de l’engagement nécessaire pour me faire accepter de ceux que je voulais filmer."
Le tournage du Monde de Kaled a duré au moins cent jours, éparpillés sur trois ans ! Vasken Toranian a pris le temps de tourner avant de proposer ce sujet à Agat Films / Ex Nihilo, qui avait produit son précédent documentaire, Jennig. Le metteur en scène se souvient :
"Nous avons eu beaucoup d’échanges pour préciser peu à peu ce qu’allait être le film, comment équilibrer les scènes entre Jean-Luc et Mehdi, que le producteur, Marc Bordure, aimait beaucoup, et l’histoire de Betty et Kaleb. Il m’a fallu un peu de temps pour accepter de mettre Mehdi au second plan."
"Grâce à la production, le scénariste Tristan Benoît est venu me rejoindre pour écrire cette histoire. J’avais fait plusieurs maquettes de montage, qui étaient imparfaites mais qui avaient le mérite de souligner la fibre émotionnelle que je recherchais : un récit qui swingue entre légèreté et gravité."
Kaleb ne cessait de répéter à Vasken Toranian qu’il allait déménager en 2022 et sa prophétie s’est réalisée ! Le réalisateur confie : "Depuis quelques semaines, Kaleb et Betty ont emménagé dans un studio où Kaleb a enfin sa chambre, décorée par Jean-Luc de photos de métro."
"Avoir des papiers, avoir enfin une preuve d'existence sur terre, cela a débloqué beaucoup de choses : des contrats de travail, des aides de la MDPH liées au handicap de Kaleb, etc. Betty a la chance d’être désormais suivie par une assistante sociale formidable."
"On aimerait que son titre de séjour soit renouvelé pour une longue période, cela stabiliserait la situation. Kaleb va rentrer au collège, dans une classe ULIS. À ma grande surprise, il n’a pas encore la nationalité française même s’il est né sur le sol français, il n’a qu’un acte de naissance."