Cristian Mungiu est un cinéaste dont les films paraissent toujours difficiles à aborder par la critique, de par leur densité et la multiplication des points de vue.
Peut-être d’ailleurs que c’est par le contrepied que l’on peut cerner le plus aisément les mécanismes qui nourrissent son œuvre, et en particulier ce film-ci, radiographie implacable des échelles sociales et des liens humains qui se maintiennent au bord du précipice.
Le contrepied, c’est d’évacuer la question de la virtuosité - indéniable - à une question de sens, et rien d’autre. Evidemment, Mungiu est assez fin pour ne pas se suffire à capturer les spectateurs dans la vertigineuse toile qu’il tisse patiemment, articulant les portraits individuels aux groupes sociaux et à la métaphore d’une Europe fissurée, malade.
A travers l’enchevêtrement de plans-séquences ténus, se dégage d’abord une anormalité qui est celle, pourtant bien réelle, d’un monde qui déraille ; le temps que Mungiu crée dans chaque séquence permet d’aller puiser dans la nature même des paysages (naturels ou industriels) et d’y mettre en lumière les différents affects et enjeux sociologiques que porte chaque acteur avec un équilibre rare.
La construction qui se dégage ainsi, au fur et à mesure que les portraits trouvent leurs points de connexion, suggère une mosaïque savamment bâtie, refermant le cercle sur une question de territoire de plus en plus restreinte. Le film, ouvert aux frontières (et dans lequel on parle ironiquement roumain, hongrois, allemand, anglais et français) se noue sur une communauté d’un petit village remué par l’arrivée de deux employés sri-lankais dans une boulangerie industrielle.
Mungiu parle de beaucoup de choses dans ce film, avec une clarté et une aisance pour le moins étonnante : de l’Europe oui, de l’Est, de l’immigration, de la place de la tradition, de la honte, de l’éducation, de la langue, du rapport aux émotions, de la corruption… « R.M.N » a manifestement une gueule austère, de celle qui ne rigole pas - et pour laquelle Mungiu s’est souvent vu reproché un trop grand esprit de sérieux.
On ne rigole pas, en effet, et la chappe de plomb est scellée dès le début : mais loin de dicter une pensée, Mungiu est un cinéaste dont on peut dire qu’il fait réfléchir. Son système de mise en scène ne cesse de ramener en son sein des questions sociales, humaines, qu’il ne cherche pas à résoudre péremptoirement. C’est au contraire sa grande force que de montrer une chose et son envers, de filmer tout ce que chacun peut faire ou dire, sans être dans le camp de la morale, mais dans celui de l’empathie. Cinéma sombre ô combien, mais ouvert et ambivalent.
Cinéma qui fait honneur à l’intelligence et sait aussi filmer les choses simples : un geste d’amour, un concert de verre sifflé, une étreinte, un repas partagé. Il ne s’agira pas de débusquer un trait de lumière dans le nuit des hommes, mais bien de faire du noir une source lumineuse- sorte de Soulages 24 images/seconde.
Œuvre humaine, profondément (en opposition, pour rester à Cannes, avec le cynisme de Östlund ou la joliesse normative de Lukas Dhont), « R.M.N » n’a reçu aucun honneur des jurés cannois, dont l’appétit politique revendiqué n’a pas su trouver ici sa raison d’être, ni même dans le génie des lieux dont Mungiu fait preuve - une façon bien à lui de rabattre une Europe tentaculaire en une poignée de plans, véritable cartographie de l’économie.
Et pourtant, quelle trempe! Culminant dans un plan fixe inouï de 15 minutes, le film fait face, comme une force résistante, aux turpitudes des vies et des nations, regardant frontalement dans l’opinion publique ce qu’il reste de politique. Grand moment de cinéma que cette séquence d’assemblée, sorte d’eau vive portée à ébullition, et de laquelle le film et les personnages ne se relèveront pas.
Certainement pour cela d’ailleurs que la fin, en une énigmatique métaphore, troque le sens pour l’émotion : rêve éveillé, image sourde et entêtante sortie de la nuit noire, en quête d’une lumière intérieure.