Ca fait 30 ans, depuis que j’ai croisé pour la première fois la route du roman de George Rodenbach dans un cours de français, que je me rappelle chaque année qu’il faudrait que je le lise. Et je le lirai un jour, même si dans le cas présent, j’aurais rompu avec mes habitudes de ne voir les adaptations qu’après lecture des bouquins puisque Netflix a cru bon de faire plaisir à ses abonnés wallons en rendant disponibles une poignée de films flamands oubliés. Enfin, moi ça me fait plaisir en tout cas, vu que je n’ai jamais caché ma conviction que le cinéma flamand était infiniment supérieur à son homologue francophone. Le roman de 1892 faisait face à un paradoxe insoluble car répondant ouvertement aux caractéristiques du symbolisme qui témoigne lui-même de l’impossibilité d’écrire un récit, tandis qu’au cinéma, il est plus simple de contourner l’obstacle en faisant du lieu un personnage à part entière du projet. La surprise provient du fait que le réalisateur y parvient étonnamment bien, faisant de la Venise du nord une fascinante terre de mystères, une allégorie de cette histoire d’un amour qui survit à la mort avec en effet-miroir, cette histoire qui est elle-même une allégorie de cette cité fantomatique, purgatoire dont Hugues et Jeanne semblent parfois être les seuls habitants, et dont la morne quiétude brumeuse n’est troublée que par des processions religieuses bruyantes et hystériques qui semblent jaillir d’un Moyen âge fantasmé. La pulsion de mort, la mélancolie, l’impossibilité de s’approprier pleinement un absolu hantent le film comme, j’imagine, ils hantaient déjà le livre, ce qui fait que cette adaptation, même si elle se montre inévitablement très scénarisée, fait partie de ces films à ressentir plutôt qu’à comprendre ou à intellectualiser. On éprouve avec une précision étonnante l’obsession de Hugues, sa culpabilité morbide de toujours faire partie du monde. On se laisse gagner par l’irréalité dans laquelle baigne la relation qu’il noue avec une actrice rencontrée lors d’une de ses promenades matinales, relation qu’on devine intuitivement promise à une issue funeste plutôt qu’à un renouveau car bâtie sur le souvenir d’une morte. De manière inattendue pour un récit qui se conçoit comme un songe éveillé et se moque bien d’établir des mécanismes narratifs cohérents, ‘Bruges la morte’ déploie aussi d’évidentes effluves hitchcockienes matinées de fantastique..;et ce n’est que justice puisqu’en remontant les généalogies créatives, ‘Sueurs froides’ était l’adaptation libre du roman ‘D’entre les morts’ de Boileau-Narcejac qui s’était lui-même inspiré du chef d’oeuvre de Rodenbach. Cette excellente découverte m’aura laissé avec deux questions persistantes : serais-je capable de remettre un jour les pieds à Bruges en plein été, entouré d’autant de vivants ? Et : Qu’est-il arrivé au cinéma belge pour avoir à ce point renoncé à tout ce qu’on attribue d’ordinaire à l’inconscient collectif national et que ce film exploitait à merveille ?