Roter Himmel fait éclore sa matière mythologique, servant une réécriture des amants tragiques de Pompéi comme celle des fantômes de l’Histoire représentés par le Romancero de Heinrich Heine, dans un cadre forestier tout à la fois ancien par la mémoire des arbres et des plus communs – la maison dans les bois ne présente aucun intérêt économique ou architectural, pire commence à prendre l’eau ! Dès lors, l’incendie sert de ligature symbolique entre ces deux éléments, il rapproche les êtres, les histoires et les siècles au sein d’une histoire de passion amoureuse, dont le cliché de l’embrasement comme métaphore est révisé par le fait que celle-ci n’advienne que dans la distance de l’écriture. En effet, par la confusion de deux approches esthétiques, l’une réaliste – la tranche de vie étudiante rythmée par la répétition d’activités –, l’autre onirique, se métamorphose l’espace forestier, d’abord en plage où advient un semblant de « film estival », sous-genre essentiellement français et américain, puis en espace intérieur pour un auteur qui confond rêve et réalité. Ces marcassins enflammés sont-ils réels, ou sont-ils le produit d’un rêve éveillé ? La chanson « In my mind » (Wallners) sort initialement de la forêt comme pour nous envoûter.
Christian Petzold veille à faire de Leon un spectateur paradoxal : constamment étranger aux situations qui se déroulent sous ses yeux, toujours juché à la fenêtre ou engagé dans une surveillance, il témoigne pourtant d’un égoïsme qui le rend aveugle et sourd aux préoccupations d’autrui. Son statut d’écrivain charge le récit d’une dimension métalittéraire importante, complexifie la représentation de l’artiste comme figure en quête d’inspiration qui soit s’isole et observe, soit s’adonne à la débauche et à l’ivresse ; rien de tel ici, Leon échoue en permanence dans ses relations humaines et dans la promotion de son nouveau livre, il est centre de l’attention et de l’image, mais un centre vide que ses vêtements sombres tendent à faire disparaître dans le néant. Le véritable centre, féminin, ne cesse d’aller et venir, de se déplacer, suivant un éloge du muable et du modeste. Leon apparaît tel un corps lourd qui répète inlassablement le mot « travail » dans l’espoir de se persuader et d’obtenir des autre une reconnaissance ; il se heurte à un décor tout à la fois léger et brûlant, marqué par l’été, la mer et les torses nus.
Le film interroge ainsi la notion d’artiste par le biais des trois plans photographiques : faut-il se dire artiste pour l’être (gros plan sur Leon) ? pratiquer quotidiennement un art dans le cadre d’études (l’horizon de Felix) ? garder le silence et l’anonymat (le dos de Nadja) ? Cette mystérieuse Nadja, en tant que muse, compte ainsi davantage que l’artiste qui la vénère et lui échappe sans cesse, à l’image de la passante baudelairienne. Aussi le cinéaste allemand réactualise-t-il merveilleusement bien la définition du Beau selon le poète, articulation de l’éternel et du transitoire, au service d’une peur panique devant la fugacité d’instants qui, parce qu’ils ne sont pas pleinement vécus, construisent une nostalgie singulière, pleine de regrets : la nostalgie de moments manqués. Là résiderait alors l’essence de la création, dans la frustration de ne pas avoir vécu et dans la quête d’une procuration, plus tard, trop tard peut-être. Un immense film, ça c’est sûr.