Toute la misère du monde
Tâche difficile que de se lancer dans ce sous genre que je nommerai "le huis clos avec une personne au téléphone pendant 1h30". Les résultats peuvent varier, de l'excellent film danois The Guilty à son remake américain, de Locke à son remake français Le Choix ou au plus confidentiel Monolith. Le concept, s'il parait périlleux, correspond néanmoins parfaitement aux contraintes du film de confinement, ce qui explique peut-être sa recrudescence ces dernières années, et c'est dans ce sillon que s'inscrit le 5ème long métrage derrière la caméra de Steve Buscemi.
Alors forcément la question qui se pose devant ce genre de dispositif est : que faire de la caméra ? Le personnage ne fait que passer de sa chambre, à sa cuisine, à son salon puis lors de son climax à son jardin (!), son kit main libre vissé à l'oreille pour discuter avec des inconnus qui ont besoin qu'on les écoute. Contrairement à la majorité des films cités précédemment, nous ne sommes pas face à un thriller. Nul besoin donc de multiplier les plans et de trouver tous les angles de caméra possibles pour dynamiser une action statique. Ce bon vieux Steve n'a pas oublié qu'il est un acteur avant d'être réalisateur et va donc laisser le champ libre à sa comédienne, cadrer son visage, poser sa caméra et laisser durer les plans pour capter toutes ses inflexions de jeu, tous les indices visuels qui nous permettent d'appréhender les émotions du personnage et d'entrer en empathie avec elle et ses interlocuteurs. Si la tentation est grande de penser que ce film peut s'écouter plus qu'il ne se regarde, nos yeux restent ouvert pour le jeu subtil de Tessa Thompson, dont le personnage, Beth, doit tenir l'équilibre, tout au long du film, entre l'émotion générée par les situations entendues au bout du fil et les règles de professionnalisme requises par le métier. Ce qui rend d'autant plus marquants les moments où ces règles sont transgressées et où la vérité circule librement entre les deux combinés.
Ne vous attendez pas à une véritable trame narrative, Beth enchaine les appels, une nuit durant, sans liens entre eux. Cette galerie de portraits permet de faire un inventaire des problèmes structurels qui traversent la société américaine contemporaine et qui ont été exacerbés par la pandémie. Maladies mentales, vétérans des guerres du Moyen-Orient, incels, addiction à l'alcool, aux drogues, manque de sécurité sociale pour accéder aux soins, manque de protection sociale, relations toxiques, angoisse climatique, et le point commun de toutes ces situations et la raison pour laquelle Beth reçoit tous ces appels, la solitude. Et on se retrouve devant le film comme elle au bout du téléphone, à devoir encaisser toute la misère du monde, impuissant la plupart du temps, ne pouvant rien faire à part écouter. Alors la moindre petite victoire arrachée à la dépression permet, au bout de la nuit, à l'aube de se lever et même si ce ciel de Los Angeles reste embrumé, l'obscurité est partie.