Rien d’étonnant à ce que François Truffaut se soit intéressé à la vie d’Adèle Hugo et ait décidé de porter à l’écran son escapade en Nouvelle-Ecosse. Tous les ingrédients s’y trouvaient réunis pour lui permettre d’explorer à nouveau les liens entre l’amour et la mort : une jeune femme folle d’amour qui ment à sa famille pour suivre l’homme qu’elle aime de l’autre côté de l’Atlantique, le retrouve, se fait repousser à plusieurs reprises mais s’accroche à cette passion amoureuse non partagée jusqu’à en perdre la raison.
Truffaut fait de l’amour passionnel le thème principal de « L’histoire d’Adèle H » comme il l’avait déjà fait pour « Jules et Jim », « La peau douce » ou « La mariée était en noir » et comme il le fera plus tard dans « La chambre verte » ou « La femme d’à côté ». Taraudé par le besoin de comprendre à quel point l’amour peut rendre aveugle, il construit son film de façon chronologique présentant au départ Adèle comme une jolie jeune femme confiante et déterminée avant d’évoquer son déclin progressif, déclin à la fois physique, psychologique et matériel. Adèle est obsédée par Albert, par son image d’homme de devoir, droit et dur, que lui vaut son rôle d’officier dans l’armée britannique ayant notamment fait ses armes lors de la guerre de Crimée. Elle est prête à tous les sacrifices, à toutes les humiliations pour être à ses côtés. L’amour vire à l’obsession et l’obsession au déshonneur. Adèle se comporte peu à peu comme une paria, comme une mendiante avant de n’être plus qu’une ombre fantomatique déambulant dans les rues poussiéreuses de la Barbade. Elle en oublie l’honneur, son honneur, l’honneur de sa famille et l’honneur de son père, dont la réputation n’est pourtant déjà plus à faire des deux côtés de l’Atlantique. Une réplique résume à elle seule l’ensemble de ses sentiments : « Ne vous est-il jamais arrivé d’être amoureuse de quelqu’un même si tout en lui est méprisable ? ».
Pour Adèle, il n’y a pas d’autre amour que l’amour fusionnel tel que celui qu’entretenait sa sœur Léopoldine avec son mari Charles qui l’a rejoint dans la mort au moment de sa noyade. « Vous ne savez pas la chance que vous avez eu d’être enfant unique » répond Adèle à la tenancière qui l’héberge. Ressurgit régulièrement en elle le trauma créé par la disparition tragique de Léopoldine et que Truffaut retranscrit en surimpression à travers plusieurs scènes.
« L’histoire d’Adèle H » est l’occasion pour Truffaut, le passionné de littérature, de rendre un hommage appuyé à Victor Hugo en faisant notamment un focus sur son courage politique qui l’a conduit à l’exil dans les iles anglo-normandes durant toute la période du Second Empire. Le personnage de Victor Hugo transparait tout au long du film, toutefois Truffaut évite habilement le piège qui aurait consisté à le porter physiquement à l’écran. La présence de l’écrivain ne se traduit qu’au travers d’une voix off qui retranscrit la correspondance épistolaire qu’il entretient avec sa fille mais qui a elle seule suffit à Truffaut pour réunir de nouveau ce nombre impair de personnages qui a toujours fait la marque de fabrique de ses films : Adèle, Albert et Victor Hugo. L’amour représenté par Albert et la raison qu’incarne son père deviennent ainsi la ligne de fracture autour de laquelle Adèle est amenée à trancher.
Le film se découvre un peu comme un roman grâce au talent de narrateur qu’avait Truffaut. Il y restitue parfaitement le contexte géopolitique des années 1850 – 1860 à travers quelques séquences portées par des cartes et des photographies de l’époque et une voix-off, la sienne. Le sens du détail dont il fait preuve à travers sa mise en scène et le choix des décors nous permet d’apprécier la modernité de ce milieu du XIXe siècle où les transferts d’argent d’un pays à l’autre semblaient déjà monnaie courante, où le courrier traversait l’Atlantique dans des délais raisonnables et où les épiciers de l’époque organisaient leurs étals de fruits et légumes comme ceux d’aujourd’hui.
Truffaut possédait également un talent indéniable pour diriger ses acteurs. Isabelle Adjani campe magnifiquement Adèle dans un de ses tout premiers rôles, rôle complexe qui plus est et qui la prédestinait déjà à la carrière qu’elle a eue par la suite. On aurait bien aimé la découvrir derrière la caméra de Truffaut dans un autre film. Le sort en a décidé autrement. Raison de plus pour revoir inlassablement « L’histoire d’Adèle H ».