Anxiogène
Il existe des films qui vous attrapent, vous secouent et vous laissent pantelants. C’est le cas des 137 minutes du thriller de l’espagnol de Rodrigo Sorogoyen qui m’avait déjà subjugué avec Que Dios nos perdone, Madre ou encore son El Reino de 2019. Antoine et Olga, un couple de Français, sont installés depuis longtemps dans un petit village de Galice. Ils ont une ferme et restaurent des maisons abandonnées pour faciliter le repeuplement. Tout devrait être idyllique mais un grave conflit avec leurs voisins fait monter la tension jusqu’à l’irréparable… Implacable, oppressant, voilà un film qui vous poursuit bien après le mot fin. Sans doute le film noir de l’été.
Le cinéaste s’explique : Ce que je trouve intéressant dans la justice, c’est qu’elle n’est pas incontestable. Elle est relative. En fonction du point de vue qu’on adopte pour raconter une histoire, on peut avoir une certaine conception de ce qui est juste ou, à l’inverse, en avoir une vision radicalement différente. L'intrigue se déroule dans un village en déclin - comme il en existe beaucoup en Espagne -, où les habitants se méfient des étrangers. L’affrontement naît de l’affirmation simple, pour ne pas dire simpliste, je suis ici chez moi, mais pas toi. Le titre As bestas fait référence à des chevaux sauvages. La scène d’ouverture fascinante montre comment des aloitadores - cow-boys locaux - parviennent à les monter au péril de leur vie. Le but, ici, est de montrer comment les choses peuvent dégénérer sans que personne ne l’ait vraiment voulu à la base. Le refus de l’étranger et l’incommunicabilité sont les thèmes centraux de ce film qui laisse en permanence le spectateur entre deux feux et sans pouvoir comprendre ou blâmer chacun des protagonistes. Cette espèce de western anxiogène nous transporte au fin fond de la Galice, déshéritée, rude et sauvage, pour s’attaquer à la xénophobie qui gangrène notre époque et pour une leçon de cinéma.
Deux couples occupent l’écran, les français Marina Foïs et Denis Ménochet, extraordinaires tous les deux de force et de fragilité mélangées. Et les deux frères, Luis Zahera et Diego Anido, inquiétants à souhait. On ajoutera à ce casting la jeune Marie Colomb, que j’avais pour ma part découverte dans Les Magnétiques en 2021. Le choc de ce quatuor brillant est d’une intensité presque insoutenable. Mais Sorogoyen a tout d’un grand cinéaste. Justesse de ne jamais surécrire, nécessité impérieuse de ne jamais surréaliser, dans un film pourtant d’une grande virtuosité, mais entièrement mise au service d’une œuvre d'une puissance et d'une acuité comme on en voit peu aujourd'hui. Un des incontournables du Cannes 2022.