"Le roi et l'oiseau" est une vache sacrée du cinéma français. Pour en parler, il faut donc évoquer le film lui-même, mais aussi ce qu'il signifie pour l'industrie nationale du cinéma, et pourquoi il a obtenu son statut d'oeuvre "intouchable", devant laquelle la révérence est quasi-obligatoire.
Pour le film, on dira en qu'en dépit de plusieurs points forts, il a vieilli et que même à l'époque, il ne devait pas paraître très jeune. Paul Grimault est un coloriste compétent, qui obtient parfois de sa palette de beaux effets pastels. Il lui arrive aussi d'avoir de l'esprit (la galerie de portraits et de sculptures du roi, avec des clins d'oeil à Picasso et à d'autres maîtres contemporains), de la culture (les références à "Métropolis" et à quelques autres classiques) et quelques idées fortes (la dernière scène avec le robot, qui inspirera Miyazaki lorsqu'il imaginera le robot jardinier du "Château dans le ciel"). A côté de ça, l'animation de beaucoup de scènes et le design de nombreux personnages sont franchement ringards (la bergère, le ramoneur, les gros flics à moustache), beaucoup de séquences sont longuettes, et surtout verbeuses. "Le roi et l'oiseau" est, à ma connaissance, le seul film d'animation signé par un réalisateur ET un écrivain-scénariste-dialoguiste. Celui-ci, Jacques Prévert, met parfois dans le mille (l'amusante litanie de l'ascenseur énumérant les étages du palais), mais tire trop souvent la couverture à lui avec des discours bavards, trop littéraires pour être naturels.
Surtout, le film a un défaut majeur: il n'a aucune dimension musicale. Pas de rythme narratif (défaut récurrent du cinéma d'animation français, cf. "Les triplettes de Belleville"), des scènes qui s'enchaînent sans scansion réelle de l'histoire, aucun air plaisant ou facilement mémorisable - là où les productions Disney, par exemple, séduisent immanquablement par leur côté "Broadway". La complainte d'un musicien aveugle qui joue de l'orgue de Barbarie, à côté, ça fait tristounet... Grimault était un homme du visuel, Prévert un homme des mots: aucun n'avait de réelle sensibilité musicale. Or, on ne le dira jamais assez: le cinéma, surtout d'animation, est un art audio-visuel - et dans audio-visuel, il y a audio. Sur cette dimension, "Le roi et l'oiseau" est quasi inexistant.
Enfin, le film incarne mieux que nul autre l'ambition, et finalement l'échec, d'un cinéma d'animation français. Soyons clair: les 1,7 million de spectateurs revendiqués à la sortie sont dûs à un effet de curiosité, à une campagne promotionnelle massive et surtout à l'embrigadement du public scolaire (j'en ai fait partie), qu'on a envoyé en masse remplir les salles à coup de séances spéciales. "Le roi et l'oiseau" incarnait en fait une philosophie du film d'animation vouée à l'échec: un cinéma voué à divertir, mais aussi à éduquer - pour ne pas dire: "à endoctriner". Grimault et Prévert étaient des anciens du groupe Octobre, "collectif" artistique des années 30 spécialisé dans l'agit-prop stalinienne. Et ça ne passe pas inaperçu! Le contenu politique du "Roi et l'oiseau" est pour le moins pesant: le méchant roi et sa société policière contre les gentils pauvres opprimés (quel manichéisme à côté des films de Miyazaki, qui pourtant sont aussi "à message"!), l'asservissement productiviste, le rôle libérateur de l'artiste (symbolisé par l'oiseau), les lendemains qui chantent (allégorie lourdingue des lions qui incarnent la force latente des masses populaires)... Sous les oripeaux du divertissement, le message ne souffre aucune ambiguité. C'est probablement ce qui a séduit la presse et le public "cultivé", massivement engagés à gauche et qui ne rêvaient que de tailler des croupières à Disney qui lui, en méchant réactionnaire, ne cherchait qu'à divertir son public. Ce rêve d'un cinéma à la fois distrayant et engagé (rêve d'autant plus paradoxal que le film dénonce précisément l'exploitation de l'art à des fins idéologiques) était voué à l'échec: "Le roi et l'oiseau" n'a pas eu de successeur. Là où Disney avait bâti une machine au succès mondial qui crachait (et crache encore) des dollars à foison, là où l'industrie de l'animation japonaise se préparait à faire irruption sur la scène internationale grâce à des coûts de production faibles et à de vraies trouvailles visuelles et scénaristiques, les artisans politisés comme Paul Grimault et ses amis étaient condamnés à la marginalité, et finalement à l'extinction. "Le roi et l'oiseau", avec ses qualités et ses défauts, reste, dans son splendide isolement, le symbole de ce rêve impossible. Et la vénération teintée de nostalgie qui l'entoure aujourd'hui témoigne essentiellement du complexe d'infériorité du monde français de la culture face à un monde qu'il n'a pas su comprendre et sur lequel il ne pèse plus guère.