« Ailleurs, partout » est un film documentaire expérimental racontant l’expérience de Shahin, un jeune iranien réfugié en Europe à l’âge de 20 ans, que les réalisatrices, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, ont rencontré en 2016. Nous y entendons par bribes les enregistrements de son interrogatoire à son arrivée en Angleterre, ainsi que ses conversations téléphoniques avec sa famille, sa mère notamment.
Les réalisatrices nous invitent ici à questionner la notion de liberté. Elles nous confrontent, avec beaucoup de justesse, à l’absurdité de notre monde. Comment peut-on se sentir libres dans un univers saturé de règles, de frontières entre pays et de contrôles d’identité ? Shahin rêve de voyage. Il veut voir le monde entier, mais se retrouve sans cesse enfermé. Il est curieux, il veut faire des études. Il est de nouveau empêché ; il n’a pas de carte d’identité, il se voit refuser l’accès à l’université. Un obstacle de plus dans sa volonté de vivre.
Selon lui, les jeunes iraniens sont totalement coupés du monde, à cause des frontières et de la religion notamment. La seule possibilité d’ouverture qu’ils ont, c’est internet. En Angleterre, Shahin n’a pas le droit de travailler. Il se retrouve cloîtré dans une chambre à regarder des vidéos tout au long de la nuit. Il s’agit d’une observation simple, décontextualisée, extérieure et hors du temps – il s’adonne à ces visionnages la nuit afin de ne pas voir le jour défiler. Il évoque à ce moment-là son rapport aux images ; quand il voit des images virtuelles, cela ne lui suffit pas à s’imprégner de l’ambiance d’un pays, d’où son envie de voyage. Une image est « froide », elle ne transmet pas l’atmosphère, les bruits, les odeurs, les tensions.
Le point de vue de Shahin sur l’efficacité des images est particulièrement pertinent pour le spectateur qui est justement en train de faire l’expérience contraire. Le film propose une accumulation d’images brutes, des images de caméra de vidéo-surveillance en majorité, couplées à des conversations en voix-off ainsi que des échanges de textos. Le spectateur procède très vite à des associations d’idées ; il écoute la conversation en cours et cherche à créer un lien avec l’image qu’il a sous les yeux qui est pourtant totalement décorrélée du discours. Le contraste entre les images de vidéo-surveillance, tout à fait impersonnelles, et l’intimité des échanges en voix-off, accentue l’émotion ressentie par le spectateur. Nous faisons inconsciemment des rapprochements d’idées visuelle et sonore tout au long du film. Ces analogies permettent de récréer dans nos esprits le voyage du jeune iranien. Cette immersion est particulièrement performante car elle ne procède que par images mentales. Le cheminement est hors-champ, individuel et intérieur.
Par son incroyable inventivité formelle, ce film fonctionne terriblement bien. Les réalisatrices proposent avec finesse et intelligence une véritable expérience de pensée. Cette mise en perspective de ce que peut vivre un immigré au cours de son transit, « est une immersion, une expérience physique qui force à imaginer et permet de ressentir ce par quoi Shahin est passé, les états intérieurs qu’il a traversés autant que les états géographiques » (« Derives », https://www.derives.be/films/ailleurs-partout).