Le cinéaste installe son sujet dans le cadre majestueux et sauvage des montagnes sardes, dans un paysage qui flirte avec dans le fantastique, comme le fort du désert des Tartares. Dans Ariaferma, cette altière prison désuète, renommée Mortana, au spectaculaire dispositif panoptique hérité du XIXe siècle, doit se vider de ses prisonniers. Mais le transfert des douze derniers est soudain suspendu pour raisons administratives. En l'absence de la directrice, appelée à d'autres fonctions, le surveillant le plus ancien se voit confier les clefs, dans les pires circonstances : insuffisance des effectifs, électricité défaillante, grève de la faim des détenus. Responsabilité qu'il assume sur ses seules épaules.
Ce monde carcéral, construit sur la méfiance et la surveillance tatillonne, doit alors composer avec la rouerie et l'inventivité de prisonniers, prêts à exploiter la situation, toujours un peu narquois et toujours dangereux. Les rôles sont tenus, pour l'essentiel, par des comédiens non professionnels, anciens détenus.
Comment cette singulière communauté arrive-t-elle a aménager sa coexistence dans l'adversité, qui les touche tous également, en laissant filtrer, dans les interstices d'un règlement maintenu envers et contre tout, les traces d'humanité que les murs épais s'efforcent de contenir à l'extérieur ?
Le jeu des deux protagonistes (Toni Servillo pour le rôle du surveillant Gaetano Gargiuolo, Silvio Orlando pour celui de Carmine Lagioia, le "parrain"), pris à contre-emploi, est sans concession. C'est l'arrivée d'un jeune détenu, Fantaccini (Pietro Giuliano) qui est l'étincelle dans ces ténèbres. Il est confronté aux graves conséquences de l'agression qui l'a conduit en prison. Son désarroi ne peut laisser indifférent. Il oscille entre le désespoir et une compassion inattendue envers ses co-détenus. Lorsqu'il aide son compagnon de cellule souillé, l'image évoque les œuvres religieuses de pietà. Son parcours vers le procès est un chemin de croix, soutenu par quelques cyrénéens. Mais c'est lui au final qui réussit à ébranler les lois d'airain de l'enfermement.
Le moment fort, filmé dans un dispositif et une pénombre très théâtraux, est celui du repas improvisé durant la panne d'électricité. Regroupé sous la verrière, à la lumière des étoiles, autour du repas préparé par le "parrain", qui fut aussi autrefois aubergiste.
La scène, christique (la cène), évoque aussi un topos de la littérature maritime : le repas à la table du capitaine. Ce moment où, dans le rude univers de la marine à voile, toujours sujet à mutinerie, les officiers se trouvent un instant réunis, dans les craquements de la carcasse du bateau sous l'assaut des vagues. Selon une stricte étiquette de table, les toasts sont portés, les plaisanteries circulent, sous le regard soucieux et bienveillant d'un capitaine qui sait l'épreuve qui attend l'équipage. Dernier repas avant l’assaut, avant la tempête...
La table et la cuisine, sorte de festin de Babette, réunit, dans cette scène clé d'Ariaferma, officiers et équipage-détenus. Une première, saluée comme telle par le "parrain" Carmine Lagioia,
Mais cet instant d'unanimité est rompu par le refus d'accepter à la table commune le détenu réprouvé, méprisé et boycotté comme pervers sexuel. Dans la solution négociée de cet épisode gigogne, il y a, en concentré, l'évocation de toute une sociologie de la prison et de ses règles extra-légales.
Lorsque la lumière revient le charme est rompu. La vie carcérale reprend son cours.
C'est la force de la fiction, supérieure au documentaire à cet égard, de rendre dans une scène magistrale si courte et dense, l'imbrication de tant de situations humaines complexes et contradictoires.
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