Orpheline de mère, abandonnée par son père, Madeleine (Rebecca Marder) a grandi à Vénissieux et doit à une bourse d’Etat d’avoir intégré l’IEP dont elle est sortie major. Antoine (Benjamin Lavernhe) est lui issu de la grande bourgeoisie lyonnaise. C’est dans la villa louée en Corse par le père d’Antoine, riche avocat d’affaires, que le jeune couple prépare l’oral de l’ENA et révise « l’arrêt » (sic) Nicolo. Idéalistes, marqués à gauche, ils se verraient mieux au ministère du travail ou aux Affaire sociales qu’au Conseil d’Etat ou à l’IGF. Madeleine a consacré son mémoire de fin d’études à l’économie sociale et solidaire. Elle fait forte impression à Gabrielle Devraz, une députée lyonnaise qui vient de démissionner du Gouvernement et espère bientôt y revenir. Mais le brillant avenir de ces jeunes gens va se briser le lendemain sur une petite route corse.
On a dit longtemps du cinéma français qu’à la différence de son homologue américain, il rechignait à se frotter à la politique : pendant que Robert Redford et Dustin Hoffman chroniquaient le Watergate ("Les Hommes du président", 1976), Catherine Deneuve, Michel Serrault et Jean-Louis Trintignant mettaient en scène les frasques d’un Président volage cherchant par tous les moyens à cacher l’existence d’un enfant adultérin ("Le Bon Plaisir", 1984).
Les choses ont changé depuis peu. Le cinéma français n’a plus peur de se coltiner au politique. Plusieurs films récents l’ont montré : "L’Exercice de l’Etat" de Pierre Schoeller (2011), "Quai d’Orsay" du regretté Bertrand Tavernier (2012), "Le Poulain" de Mathieu Sapin (2017), "Alice et le maire" de Nicolas Pariser (2019), "Les Promesses" de Thomas Kruithof, un de mes coups de cœur de l’année dernière, sans parler de séries remarquables : "L’Etat de Grâce", "Les Hommes de l’ombre" et bien sûr "Baron noir".
Sylvain Desclous, la cinquantaine, n’est pas un novice. "De grandes espérances" est son quatrième long après Vendeur, une fiction avec Gilbert Melki et Pio Marmaï sur le monde impitoyable de l’entreprise et deux vrais-faux documentaires tournés dans sa ville natale de Preuilly-sur-Claise en Indre-et-Loire. "La Campagne de France" racontait la désopilante campagne d’un enfant du pays, parti faire ses études à Paris, aux élections municipales de mars 2020.
Najat Vallaud Belkacem se serait, dit-on, reconnu dans le rôle de Madeleine. Comme elle, elle a préparé l’ENA. Comme elle, elle avait rencontré à Sciences Po (Paris) son futur mari, Boris Vallaud, camarade de promotion d’Emmanuel Macron à l’ENA et aujourd’hui président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Comme elle, elle rencontrera un édile lyonnais et commencera dans son ombre une prometteuse carrière politique.
Les ressemblances s’arrêtent là ; car Madeleine et Antoine, à la différence espérons-le de Najat Vallaud Belkacem et son époux, cachent un lourd secret qui hypothèque leurs brillantes carrières.
Tout le film est construit autour de ce secret, des conditions dans lequel il se noue et de l’épée de Damoclès qu’il fait peser sur Madeleine et Antoine.
Ce secret est diabolique. Je n’en dirai pas plus…. même si la bande-annonce en livre la substance. Le film aurait-il pu en faire l’économie, se concentrant alors sur ce qui est au fond son vrai sujet : l’ambition politique face aux compromissions morales auxquelles elle finit fatalement par se heurter ? Pas si sûr.
Madeleine et Antoine vont traverser plus de péripéties que n’en vivent des candidats ordinaires à l’ENA. À force de charger la barque, la crédibilité du scénario prend l’eau de toutes parts. Mais qui a envie qu’on lui raconte la vie d’un étudiant qui polarde dix-huit heures par jour, passe en tremblant un grand oral où il confond Jules Renard et Jules Romains, obtient une mauvaise note en sport, compensée par un bon oral d’anglais et sort au Conseil d’Etat plutôt qu’au Quai d’Orsay ?
"De grandes espérances", au titre pompeusement dickensien, prend le parti de la dramatisation. Le pari est réussi. le film nous tient en haleine jusqu’à ses ultimes et étonnants rebondissements.
Rebecca Marder, l’étoile montante du cinéma français ("Mon crime", "La Grande Magie", "Simone, le voyage du siècle", "Les Goûts et les Couleurs", "Une jeune fille qui va bien"…), y est épatante : au risque de la caricature, elle est l’ambition politique faite femme. Benjamin Lavernhe a un rôle ingrat qui, lui aussi, frise la caricature. Mention spéciale aux seconds rôles : Emmanuelle Bercot étonnante dans le rôle de la mentor.e en politique de Madeleine et Marc Barbé qui, depuis des décennies, promène sa gueule cassée reconnaissable entre mille dans le cinéma français sans jamais avoir obtenu la reconnaissance qu’il mérite. En revanche, le choix de Thomas Thévenoud, ministre éphémère devenu célèbre pour sa « phobie administrative », pour interpréter le rôle d’un ministre du Travail pataud et ridicule, laisse perplexe.