On a pu entendre quant à ce film de Romain Gavras des critiques mitigées. Il est d'une profonde violence, il est vrai, et je n'adhère pas au discours qui prétend qu'elle est ici esthétisée. Au contraire, elle est donnée dans sa plus grande véracité, presque trop vraie. D'abord, le frère d'un militaire tué suite à une intervention policière, un jet de cocktail molotov par un jeune homme qui va devenir le meneur de cette "prise du commissariat", vient ensuite le premier assaut conçu comme une bataille en ordres rangés.
Déjà deux mondes s'affrontent. Une cité comme une citadelle (qui imite intentionnellement les remparts d'une ville fortifiée) prise d'assaut par les CRS. Mais rapidement, l'ordre cède la place au chaos et l'anarchie éclate au cœur de cette cité qui réclame vengeance. Un personnage de militaire et d'une grande ambiguïté est motivé par des contradictions, son cœur et sa raison s'opposent : il tue, il feint de tuer, fait le juste et l'injuste, le bien et le mal, à la manière d'un soldat en perte de repères.
Ce n'est plus seulement une cité mais la France qui s'embrase, on soupçonne l'extrême-droite et d'autres agitent le spectre du mensonge médiatique pour favoriser le terrain d'une authentique guérilla des banlieues. Vrais délinquants, meurtriers, criminels, petits voyous ou suiveurs se retrouvent pris dans cette émeute qui dévoile un embrasement inconséquent.
Tout au long de ce film, on est haletant, tout se bouscule, tout est constamment en mouvement et dans la pénombre, il n'y a pas de place pour le dialogue, tout est direct et n'attend pas de réponse, la violence est prise même dans le langage. Tout est sale, inconfortable, incommodant, révoltant, la seule place faite à la beauté, c'est cet homme à cheval avec son drapeau, et peut-être dans une moindre mesure la scène initiale dans le panier à salade.
Puis un policier est pris en otage par la bande d'émeutiers, battu, blessé, c'est pourtant de loin le moins cruel, le plus sensible, il semble quelque peu perdu dans son état de CRS et ne connaît plus le sens de ses actes. Pris d'empathie pour lui, on l'envisage comme une victime sacrifielle pourtant innocente.
Mais la victime sacrificielle, c'est en fait ce jeune chef de guerre qui s'immole involontairement, malgré la cruauté et l'incontinence du personnage, on est pris d'empathie pour son sort.
Les ressorts de la tragédie sont dans ce grand film, on est pris de terreur et d'effroi et bien souvent on pleure, comme dans les tragédies, il n'y a pas de place pour la joie dans ce chaos. La musique rappelle les combats épiques des grandes productions américaines mais pourtant tout cela n'a rien d'épique : on croirait une adaptation contemporaine de L'Éducation sentimentale de Flaubert. La France est aveugle tout comme la violence de ces "lionceaux" qui dévoilent leur vigueur, leur déraison voire leur profonde bêtise. La France est désolée, embarquée dans une guerre civile qui est en réalité le fait de forces plus funestes, et cette guerre civile laisse bien des morts.
L'ordre en est bouleversé, la justice est absente, tout est fait de violence arbitraire, et les personnages connaissent tous des destins funestes. Il n'y a pas de manichéisme, pas de volonté d'opposer deux Frances, c'est en réalité le coup du sort, toujours, et l'expression la plus nue de ce qu'est "la Banalité du Mal". Et bientôt, cette banalité laisse la place aux flammes qui dévorent indistinctement les hommes et les femmes,
flammes qui sont le fait d'un kamikaze fiché S et représenté au début du film comme un personnage au comportement autistique. Brebis devenu loup féroce...
Contraint de voir un écho dans l'actualité d'un pays déchiré par la violence et la délinquance. Assommé par la dureté des politiques et tout à la fois leur grande absence. Il n'y a plus de maître à bord sinon des forces de guerre et de division qui œuvrent à la mort de notre indivisibilité. J'ai été éprouvé par ce film qu'il faut pourtant avoir le courage de voir, et on peut penser en toute honnêteté que c'est l'un des meilleurs de notre époque, conçu avec une grande intelligence littéraire. Bien entendu, le sujet suscite l'effroi et l'émoi, mais n'y a-t-il pas dans cette tragédie un ton prophétique qu'il nous faut craindre et même honnir : l'extrême-droite aux portes, la radicalisation des discours politiques et religieux, la faiblesse des politiques de gestion de l'ordre, l'accroissement des inégalités, le nihilisme des puissants, l'aveuglement du marché qui laisse circuler les armes mais pas les personnes, ne sont-ce pas des signes d'un pays qui pourrait s'embraser ? Athena, c'est le nom de cette tragédie qui penche plus pour la guerre que pour la sagesse. À voir absolument pour garder l'esprit vigilant.