Haïti est secoué depuis quelques années par d’importants mouvements de protestations populaires et s’enfonce dans une violence chronique grandissante. En 2017, des milliers de personnes étaient dans les rues pour réclamer des hausses de salaires et protester contre des taxes frappant l’ensemble de la population. Cette crise socio-politique et les émeutes violentes ont permis à des bandes criminelles de prospérer.
Aujourd’hui, face à la déliquescence du pouvoir, à la faible présence des forces de police et à la corruption, la sécurité de la population n’est plus garantie. Ces phénomènes sont d’autant plus difficiles à enrayer qu’il existe des collusions entre ces groupes criminels et des personnes de pouvoir. Cette situation a de nouveau été mise en évidence avec l’assassinat du Président Jovenel Moïse le 7 juillet dernier par un commando armé.
Avec Freda, Gessica Geneus avait pour ambition première de faire exister un point de vue féminin sur la société haïtienne très patriarcale : "Je souhaitais le faire à travers la fiction car c’est avec elle que j’ai débuté lorsque je suis devenue comédienne à 17 ans. Je souhaitais également camper des personnages de femmes et tenter de comprendre leur complexité, liée à des choix humains qui disent ce à quoi les femmes et les hommes sont confrontés chaque jour en Haïti. Des questions basiques, concrètes comme comment faire chaque jour pour avancer et pour survivre ?"
Freda commence un 1er novembre, le jour de la Fête des Morts. Une date symbolique pour Gessica Geneus, qui explique : "Le film parle de se débarrasser des squelettes. De ce moment où il faut tout mettre dehors. On est dans une sorte d’autopsie de son corps, de son âme, de ses cauchemars comme de ses traumas. On balaye tout ça et on regarde les choses comme elles sont, pas comme on voudrait qu’elles soient. On n’a pas le choix. C’est pareil pour mon pays. Il faut qu’on commence à regarder Haïti. À regarder la manière dont nous l’avons transformé. Car ce qu’est Haïti aujourd’hui, c’est la somme de nos choix."
Freda a majoritairement été tourné en langue créole. Une réelle envie pour Gessica Geneus, qui a été soutenue par son producteur Jean-Marie Gigon. "Comme nous sommes une ancienne colonie et que le créole dérive du français, on m’invitait souvent à faire le film directement en français. Mais je ne voyais pas comment faire le film autrement qu’en créole, même au-delà d’un combat personnel ou d’un désir d’affirmation de ma négritude. Je dis négritude car pour nous, en Haïti, c’est le plus beau mot qui existe. Il fallait que Freda soit en créole. Il n’y avait pas moyen pour moi que ce soit autrement."
Freda a obtenu, au festival de Cannes, la Mention spéciale découverte Prix François Chalais 2021.
Gessica Geneus vient du documentaire. Une caractéristique qui l'a aidée à trouver le ton juste pour Freda : "Ma caméra est observatrice. Elle n’est pas impersonnelle. J’essaie de l’incarner. En plus, Karine Aulnette, ma directrice de la photo a fait beaucoup de documentaires, ce qui m’a offert encore plus de flexibilité. Son expérience et la mienne en la matière m’ont permis une liberté sur le tournage que je n’aurais peut-être pas eue si j’avais eu un parcours plus académique."
Le tournage de Freda, qui a démarré en 2019 en plein chaos politique, a pu se faire grâce à la mobilisation et à la protection de la population des quartiers où le film a été tourné.
Elle-même comédienne, Gessica Geneus voulait au départ jouer Freda. Mais lorsqu'elle écrivait le scénario, elle a réalisé qu'il n'était pas possible de faire les deux choses en même temps. "À la même période, il y avait un festival de théâtre où je me rendais pour voir des comédiens. Mais je pensais plutôt aux rôles secondaires. Et j’ai vu Néhémie Bastien. Elle jouait une fillette de huit ans dans Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac alors qu’elle en avait vingt-cinq. C’était complètement décalé et cependant elle était formidablement crédible. Et ça a été comme une claque. Je voyais Freda."
Gessica Geneus a cherché à manipuler le moins possible le réel car elle voulait que le film s'apparente à une quête de restitution : "Il y a bien sûr une forme de subjectivité car c’est moi qui regarde. A la lecture du scénario, on m’a régulièrement reproché d’avoir recours à trop de décors, trop de lieux, d’aller partout. Mais pour moi, il fallait aller là où Freda allait. Ces lieux font partie de son cheminement. Il fallait donc qu’ils existent. Tout comme l’extérieur. Nous ne vivons pas à l’intérieur de nos maisons d’abord parce qu’il y fait trop chaud et qu’il n’y a pas l’espace suffisant. Du coup nous vivons dehors. C’est notre culture. C’est pour cela que la caméra est souvent de l’autre côté de la rue quand nous filmons la maison de Jeannette."