Sous l’impulsion de Stanley Kubrick, qui a obtenu les droits de « Supertoys Last All Summer Long », écrit par Brian Aldiss dans les années 70, le film adapté n’aura pas vu le jour sous les yeux du réalisateur de « 2001 : l’Odyssée de l’espace ». Faute de contraintes technologiques et un décès soudain, c’est dans les mains avisées de son confident secret, Steven Spielberg, que le projet atterrit. Sa légitimité repose dans leur étroite collaboration, car on pourra aisément retrouver certains gimmicks de Kubrick que le cinéaste a bien restitué et digéré, avant de le mettre en boîte. Il serait donc fastidieux de limiter la vive comparaison au conte, voire au mythe, de Pinocchio, car il ne s’agit pas vraiment d’une œuvre pour les jeunes enfants. Ici, Spielberg met le doigt sur l’humanité derrière les circuits imprimés, mais remet surtout en perspective notre place dans un grand déluge, où il discute l’artificialité de l’émotion.
Son discours se penche davantage sur le rapport conflictuel entre le créateur et sa créature, une étude à la fois scientifique, religieux et philosophique. Le voyage du petit, David (Haley Joel Osment), né d’une voix sacrée et programmé pour aimer, s’attardera donc sur les subtilités qui le séparent de l’humain. Il constitue l’imitation d’un garçon, qui vit son enfance dans le seul but de se faire aimer en retour. Cet éveil de conscience est un premier pas qui lui vaudra mille détours à travers l’angoisse d’un monde dystopique, ravagé par les océans et par la nécessité de l’Homme à renouer avec la chair, celle qui saigne. Sa mère, Monica Swinton (Frances O’Connor), n’est pas de nature angélique, à bien des égards et ce sera à la suite d’une brève et sincère étreinte que David commencera à justifier son identité, comme étant le véritable petit garçon d’une histoire. Ce dernier vit et reste animé par une fiction, qui le condamne à retrouver son seul foyer, dont il devient le gardien des souvenirs de l’humanité.
On y retrouve tout autant les références du cinéaste, ayant grandi avec des figures paternelles et maternelles dysfonctionnelles. À travers l’androïde autonome, il stimule l’exercice jusqu’à questionner son rôle d’artisan dans le cinéma. L’artiste, devenu plus que bankable pour les majors hollywoodiens, fait face à un tournant dans sa carrière, en distillant l’esprit de Kubrick tout le long de l’intrigue. Sa participation étoffe malgré toute la singularité de ses thématiques, dont il multiplie les relectures. Le segment consacré à Gigolo Joe (Jude Law) vient hiérarchiser ce sentiment d’affection que les êtres organiques recherchent, allant de l’instinct primaire aux pulsions plus spirituelles de la chose. Tout cela est abordé avec une bienveillance, renforcé par le dialogue que les héros auront avec le Docteur Know, doublé par un Robin Williams dynamique, permettant ainsi de décortiquer la réflexion d’une machine. C’est pourquoi il serait vain de s’attacher aux apparences, car la condition humaine finira inévitablement par être engloutie par le temps, inéluctable.
Il y a peu de différence entre la peur de l’inconnu et celle qui nous renvoie à la mélancolie d’un fantasme ou d’un rêve. Avec « A.I. Artificial Intelligence » (Intelligence Artificielle), Spielberg conclut sa balade ludique avec le pessimisme de l’Ancien Testament, entre la vie et la mort, dans un épilogue tragique et lyrique. Ce que David nous aura appris à travers un traumatisme d’enfance, c’est qu’il n’y a besoin que d’un jour sur terre, afin d’être heureux pour l’éternité. Mais tout ceci a un coût et une responsabilité qu’il est bon de justifier avec la plus tendre des allégories, au lieu de se quitter sur l’échec de l’humanité. Un récit bouleversant, à ne pas simplifier et à ne pas oublier.