L'univers fantaisiste et farouchement épicurien des frères Larrieu est définitivement un univers à part dans le paysage cinématographique français. "Un homme, un vrai" sert d'illustration fidèle : film totalement insolite et original, irrésistiblement drôle et incroyablement émouvant à la fois; bref un grand cru des Larrieu qui oscille sans faiblesse entre chronique sentimentale, hommage vibrant aux plaisirs terrestres et comédie socialisante - qui nous peint le monde de l'entreprise Phone Mac 2 avec les chansons composées par Philippe Katerine.
En se contentant de peu de mots, on peut dire qu'il s'agit d'une histoire d'amour, du récit d'une rencontre entre un homme, Boris et une femme, Marilyn; lui artiste, elle femme d'affaires entreprenante. S'ensuit un récit en trois temps: a) Phone Mac 2, b) L'Espagne, c) Les Pyrénées. Mais l'usage de l'ellipse (deux grandes ellipses temporelles de cinq ans chacun) ne relève pas ici du simple artifice. Il sert réellement au récit, qui gagne considérablement en densité et en richesse par cela. Passer à la moitié du film de l'Espagne aux Pyrénées, de l'été à l'hiver, de la mer à la montagne, c'est donner un nouveau souffle au récit, permettre au film de décoller une nouvelle fois, lui administrer une nouvelle dose de carburant.
Ce qui donne aussi tant de prix à ce dit cru des frères Larrieu c'est cette formidable propension à la sensualité. Les frères Larrieu sont de véritables chantres du désir, comme nous le montre également leur opus Peindre ou faire l'amour. Ils savent dire et mettre en images la montée en crescendo de la volupté, la présence palpable et tangible de l'érotisme, les gammes de la passion déclinées à loisir.
Songeons à la merveilleuse scène dans laquelle Boris s'est rendu chez Marilyn, à l'occasion d'une fête organisée par cette dernière. D'abord Marilyn accueille son invité à moitié nue. Celui-ci la rhabille. Puis arrivent successivement les autres invités. Boris et Marilyn en viennent à s'embrasser devant tout le monde. "Eh bien voilà, je vous présente Boris" déclare celle qui organise la fête; ce sur quoi l'amoureux fait sa déclaration, en poussant la chansonnette: "300 000 années ne suffiraient pas à la regarder". Et Boris plonge son index friand dans le grand bol de Gaspacho que porte Marilyn, puis le lui fait goûter à son tour. Un peu plus tard, les invités sont partis; les amoureux se trouvent enfin seuls. Théoriquement, ils pourraient se jeter l'un sur l'autre sans plus attendre, tout le monde sait qu'ils sont amoureux, cela ne fait plus de secret, y compris pour les spectateurs. Mais les deux frangins prolongent délibérément le moment, en toute connaissance de cause, et avec manifestement un plaisir assurément malicieux. Ce qui intéresse les Larrieu c'est bien plutôt la montée progressive du désir, les symptômes par lesquels il se manifeste, pour parler en termes médicaux, que la consommation de l'acte en lui-même. Cette montée progressive du désir est suggérée par divers éléments: une atmosphère chaude et ibérique est notamment instaurée par la présence du Gaspacho, un air de la "Carmen" de Bizet qui retentit tout à coup avec force, et le rouge ostentatoire des murs du salon de Marilyn. Cette montée progressive du désir passe également par l'érotisation de gestes insignifiants ou tout du moins non érotiques. Les invités étant partis, il faut en priorité ranger les bouteilles d'alcool accumulées ça et là un peu partout, passer un coup de balai, procéder à des allers-retours constants entre la cuisine et le salon. Toutes ces actions prennent soudain une coloration étonnamment érotique, et charrient un fort réseau de connotations et d'allusions sexuelles. Boris et Marilyn n'ont même pas besoin de s'embrasser ni de s'étreindre: le désir est partout, se fait sentir partout. Il suffit que l'un passe le balai, tandis que l'autre s'accroupit pour ramasser avec une balayette les ordures rassemblées par l'autre. Ensuite vient le point d'orgue, l'expression du désir à son apothéose: un magnifique plan sur le téton de Marilyn que l'index de Boris (le même index qui s'est enfoncé dans le bol de Gaspacho quelques instants auparavant) caresse lentement, de haut en bas, et de bas en haut.
Puis interviennent successivement deux ellipses dans le récit.
Après cinq premières années, Boris et Marilyn nous sont désormais présentés comme un couple bien installé dans la vie, avec deux enfants: une fille, Luna et un garçon, Robinson. Ils ne paraissent pourtant pas avoir beaucoup de temps l'un pour l'autre: Marilyn fait voyage d'affaires après voyage d'affaires, Boris semble très occupé avec son scénario, sur lequel il travaille depuis pas moins de cinq ans, scénario d'abord intitulé "Une blonde au soleil" puis "Un homme au soleil". Après cela tout va remarquablement vite. Boris se rend compte que sa conjointe a une aventure avec une certaine Dolores. Il la quitte en criant "Adieu plancher des vaches!" et en déclarant vouloir prendre le premier avion en direction de l'Amérique.
On a le droit peu après à une autre ellipse, elle aussi de cinq ans. On suit l'atterrissage d'un avion au fin fond des Pyrénées. Il s'agit d'un groupe de touristes américains accueilli à son arrivée par un guide de montagne appelé Tony. Les touristes américains, emmenés par une certaine Mary, sont venus aux Pyrénées pour une randonnée dans la montagne. Tony les emmène au refuge, où les attend leur guide, un certain... Boris.
Dans une scène mémorable, Boris explique en français aux touristes américains en quoi consiste la technique de parade des coqs de bruyère pour attirer les femelles, une fois venue la saison des accouplements. Mary est censée traduire ce que dit Boris, mais on remarque qu'elle omet de traduire les passages parlant de la parade des coqs de bruyère proprement dite, et qu'elle tronque en grande partie le discours du guide de montagne. Finalement Boris se rendra compte que cette dite Mary n'est autre que son ex-femme Marilyn, qu'il croyait disparue en mer. Là encore, l'art des Larrieu réside dans la manière avec laquelle ils gèrent l'attente: le processus de reconnaissance mis en place prend presque trois quarts d'heure. Pour le spectateur cette attente est presque de l'ordre de l'insoutenable: Quand Boris devenu yéti des Pyrénées reconnaîtra-t-il enfin son ex-femme Marilyn transformée en touriste américaine aux cheveux courts? Les frères Larrieu diffèrent savamment le tant attendu moment des retrouvailles, et modèrent intelligemment l'effet de leur coup de théâtre. On penserait presque à Ulysse et Pénélope dans les retrouvailles retardées et si émouvantes de Boris et Marilyn.
En bref, les frères Larrieu nous offrent ici un vrai petit bijou de fantaisie, d'humour, d'émotion et de sensualité. On remarque que le film est très joliment cadré par Christophe Beaucarne et a une réelle valeur esthétique. Par ailleurs, il est remarquablement interprété par Mathieu Amalric et Hélène Fillières, tous deux excellents. Seul peut ainsi être regretté un titre qui focalise trop l'attention sur le protagoniste masculin (alors que le protagoniste féminin me semble tout aussi important), et se trouve seulement justifié par la chanson finale.